Le premier qui dit « l’indépendance maintenant » au Burundi fut mon père, le chef Barnabé Ntunguka, fondateur de l’UNARU, l’Union nationale africaine du Ruanda-Urundi. Et Ntunguka en paya le prix fort : prison, torture, confiscation de ses biens, terres et troupeaux. Traqué, persécuté, Ntunguka – et son frère de lutte Bigiraneza – demeura inflexible, habité par le même rêve : les habitants, tous les habitants du Burundi, rassemblés, le buste droit, la tête haute, marchant libres sur les chemins de l’égalité, tous soumis de manière égale à la même loi. Et le combat du chef Ntunguka fut tâche d’huile et de retour de ses études bruxelloises, le brillant Prince Louis Rwagasore reprit le flambeau et un certain premier juillet de l’année 1962, voilà le Burundi enfin indépendant. L’indépendance. Le rêve ! Mais, aujourd’hui, qu’est devenu le rêve de mon père ? Tragique constat : le songe d’un autre monde s’est transformé en véritable cauchemar. Sur les routes de nos destins, voilà dressés des monstres. Lettre à mon père, en cette année de célébration des 60 ans des indépendances de plusieurs pays africains.
Cher Papa,
Aujourd’hui est un jour de fête. Jour de fête nationale. Nous célébrons l’indépendance nationale. Non, Papa, de là où tu veilles sur nous, ne te réjouis pas, ne chante pas, ne danse pas ; il n y a rien à célébrer. Car qu’est devenu ton cher pays ? Une terre échouée, écrasée sur les trottoirs de la misère, qui avance sans savoir où elle va. Une terre en faillite. Et cette fameuse liberté à laquelle tu croyais, est partie, il y a belle lurette, sans prévenir ni laisser de trace.
Oui, Papa, il m’arrive souvent de me demander si tout cela en valait vraiment la peine. Tout cela ? Ce don inconditionné, inconditionnel, ce tout donné à tous sans retour. Ces sacrifices. Tous ces sacrifices. Tous ces jours passés dans les geôles coloniales. Toutes ces souffrances endurées pour la liberté des Barundi. Ton corps mémoire de douleurs. De douleurs infligées. Toutes ces années de persécution. De harcèlement. La spoliation. Tes terres spoliées ; tes troupeaux qu’on disait aussi nombreux que les nuées du ciel, confisqués. Parce que tu avais osé. Osé le premier parler et dire à Usumbura, qu’il n’y pas de peuple sans histoire, sans civilisation, que le Burundi et les autres colonies n’étaient pas des terres sans dieux ni personnes, que la blessure de l’injustice demandait réparation, que le temps de la liberté était venu, que la liberté commence là où finit la peur mais que la liberté ne signifierait rien, n’exprimerait rien si elle ne nous rendait pas plus humains les uns aux autres.
Un homme peut-il réparer le mal commis sur tous et toutes par son sacrifice ?
Je sais, nous savons tous, la liberté a un prix. Mais qu’il fut cher le prix de ton combat ! Qu’il fut cher ! Onéreux ! Très cher pour toi. Sans prix pour les tiens. Alors il m’arrive parfois de douter, de m’interroger : tout cela, cher Papa, valait-il vraiment autant de peine ? Et un homme peut-il vraiment réparer le mal commis sur tous et toutes par son sacrifice ? Un homme peut-il, par son seul sacrifice, restituer à tous et à toutes, le droit pour chacun et chacune de disposer de son présent et de son avenir ? En d’autres mots, quel sens pour ton sacrifice ? Pour tes sacrifices. Pourquoi tous ces sacrifices si au bout du compte…
Je sais. Tu me répondras que c’était ainsi. Que ça ne pouvait qu’être ainsi. Que, toi Chef Ntunguka, descendant de Mbibe, tu ne pouvais pas te défiler. Que ton rôle, le rôle de tout chef, était d’être là pour les autres. Que le rôle d’un chef était d’être devant. Qu’on ne reconnait la grandeur et la noblesse d’un chef qu’à sa capacité à incarner la dignité de tous. Alors ? Alors tu fus digne. Tu fus celui que tu devais être. Un chef. Un vrai. Je sais. Je sais aussi que tu me répondras que tu n’étais pas naïf, que tu savais ce qui viendrait après, que tu ne te faisais aucune illusion sur la nature humaine, que tu savais ce que les hommes pouvaient infliger à d’autres hommes, mais que la cause était précieuse et que tu as fait ce qu’il fallait faire, ce que ta noblesse te commandait de faire.
Tu fus celui que tu devais être. Un chef. Un vrai
Je sais. Je sais tout ça mais il m’arrive d’être envahi par le doute. De me poser mille questions avant d’être aussitôt rattrapé, ressaisi par le destin. Et, le renoncement impossible, je fais, moi aussi, avec la force de mon cœur, ce que je peux ; je fais tout ce que je peux pour tous ceux et toutes celles qu’on écrase. Les damnés de la misère. Les méprisés. Les cognés. Les discriminés. Je n’y peux rien : le chemin de la liberté est devenu ainsi, aussi, presque naturellement, le chemin de ma vie. Destin familial ? Je ne sais pas.
Mais permets-moi, aujourd’hui, cher Papa, de ne pas célébrer. Car que faudrait-il célébrer au juste ? Un hymne ? Un drapeau ? La violence de la misère ? La cruauté ? Mais où est l’essentiel ? Où est la liberté ? Où la dignité pour tous tant promise ? Où la pensée nouvelle ? Où la vie désormais non-empêchée ? Où le meilleur des régimes espéré ? Où le pouvoir comme lien collectif ?
Tu disais souvent que l’homme n’est homme que s’il est capable de dépasser ses instincts et d’aspirer au meilleur de lui-même. Qu’un chef n’est chef que lorsqu’il ne tolère pas l’avilissement de l’homme par l’homme, que lorsque son autorité repose sur le sens scrupuleux de la justice et de l’équité ; qu’un chef n’est bon chef que lorsqu’il n’est jamais de repos et veille sur les malades et les plus démunis, que s’il n’a de richesse qu’amassée dans le cœur de ses contemporains ; qu’un chef n’est bon et sage que lorsque de conseil, il œuvre pour le rapprochement des hommes et non leur division, que lorsqu’il est le gardien de la paix, le protecteur des victimes, celui qui prend la parole pour faire avancer la vérité, apaiser, réparer ; qu’un chef n’est vraiment un chef digne d’être appelé chef, que lorsqu’avant de parler, il sait écouter les rêves et les désirs de ses contemporains et qu’il ne dit jamais que « c’est comme ça parce que ça a toujours été comme ça , et que celui qui n’est pas d’accord avec moi sois voué au malheur !», car un chef, un vrai chef, un bon chef, un chef sage ne prend jamais, au grand jamais, les humains pour des choses.
Des hommes sans esprit, guidés par leur minable ambition, ont pris le pouvoir sur nos destins
Et que nous est-il arrivé depuis ? Le contraire. Des hommes sans esprit, guidés par leur minable ambition, ont pris le pouvoir sur nos destins. Et chaque jour, depuis des années, ils avalent. Ils avalent tout ce qu’ils peuvent avaler. Civilisation de la boulimie. Ils ont inauguré la civilisation de la boulimie. La boulimie sans limites. Ils avalent tout ce qui leur tombe sous la main. Ils avalent les choses, ils avalent les humains. Oui, coupables de crimes abominables, ils se sont arrogés jusqu’au droit de disposer de la vie des autres. Et le plaisir sadique, ils font même dans la morale, lorsque interpellés pour leur voracité et leur brutalité, ils font dans l’éthique, invoquant, toute honte bue, la souveraineté nationale, le droit à l’autodétermination, l’indépendance ! Mais que savent-ils, ces bougres, du prix de l’indépendance? Du prix payé pour l’indépendance ? Rien.
Mais les autres ? Tous les autres ? Les écrasés, les piétinés, que font-ils ? Qu’ont-ils choisi, eux, de faire, de manifester ? Nombre d’entre eux, beaucoup d’entre eux, jouent allègrement aux laquais. Que veux-tu : la misère rend parfois la raison et le cœur des hommes fanatiquement serviles. Pire encore certains de nos contemporains, dépourvus de mémoire, la raison égarée d’impuissance dans d’obscures croyances, enfermés dans les murs de l’habitude de l’écrasement, dépossédés d’eux-mêmes, sont devenus comme ces oiseaux qui, à force d’être élevés en captivité, finissent par croire que prendre le large de leurs propres ailes serait prendre le chemin de la déperdition.
Cher Papa, voilà ce que nous sommes devenus : des hommes et des femmes s’en remettant pour leur salut à la volonté divine, incapables de percevoir la liberté qui a failli avoir lieu mais qui n’a pas eu lieu. Comme si nous n’avions jamais aspiré à être libres. Comme si… Ainsi se déroule notre histoire.
Alors, désolé, ne m’en veux pas, je ne célébrerai pas aujourd’hui. Car il n’y a rien à célébrer. Rien à célébrer. Mais, je te jure, je n’ai pas oublié et je n’oublierai jamais ta parole, ultime et impérissable héritage : « Tu n’auras point l’envie de la domination ; tu n’auras point le goût de la soumission. Tu seras libre.»
Ton fils, bien-aimé, Gakunzi.
Photo : © Teddy Mazina – 2009
2 commentaires
Très beau récit sur l’histoire de notre pays, le burundi !!!
Bravo à David, toujours brillant, engagé pour la bonne cause,celle de la liberté et de la dignité du peuple b
urundais.Uri isase riva k’ucuma.