Pierre Nkurunziza vient de perdre son procès en diffamation contre Maître Mainguain, France3 et David Gakunzi. Nkurunziza été débouté aussi bien en première instance qu’en appel. Ci-dessous le texte de la déclaration de David Gakunzi, lors du procès en première instance, tenu le 24 janvier 2019. Le procès en appel a eu lieu le 28 novembre 2019.
Ce procès se tient dans un pays démocratique garantissant la liberté d’expression, loin du pays théâtre des crimes qui seront évoqués ici. Je m’étonne néanmoins d’être sur le banc des prévenus suite à une plainte déposée par un régime, objet d’une enquête internationale pour crimes contre l’Humanité. L’action intentée devant cette Cour par Nkurunziza constitue en elle-même, un affront à l’égard de toutes les victimes de son régime, qui elles, privées de leurs droits, n’ont pas accès à une justice digne de ce nom.
Mais de quoi suis-je accusé ? Quel crime ai-je donc commis ? On m’accuse de délit de diffamation car ayant tenu les propos suivants dans un reportage diffusé par France 3 en janvier 2016 : « Chaque jour dans tout le pays, on enlève des jeunes, on les torture, on les tue, on les mutile. Cela est fait par des miliciens, des membres du SNR, service national de renseignement, et la garde présidentielle ».
Ma conscience m’ordonnait de parler pour les victimes de la répression car le silence dans certaines circonstances vaut complicité au regard de l’histoire
Ai-je bien tenu ces propos ? Oui. La réponse est clairement affirmative. Ma conscience m’ordonnait de parler pour les victimes de la répression au Burundi. Car le silence dans certaines circonstances vaut complicité au regard de l’histoire. Lorsqu’un régime devient une menace existentielle pour une partie de ses citoyens et incite publiquement à la haine ethnique ou raciale, il revient à chacun de prendre ses responsabilités. Mon devoir était de ne pas me défiler et de parler pour ceux qui ne pouvaient pas parler. Ceux qu’on arrêtait et qu’on continue d’arrêter, ceux qu’on emprisonnait et qu’on continue de jeter dans des cachots surpeuplés et immondes, celles qu’on violait et qu’on continue de martyriser, ceux et celles qu’on assassinait et qu’on continue d’assassiner, ceux et celles qu’on arrêtait chez eux, chez elles, ou au coin d’une rue et qu’on ne revoyait plus jamais, qu’on ne revoit plus. Les disparus. Les disparues. Ceux et celles à qui on faisait vivre l’enfer pour délit de faciès ou délit d’opinion. Ceux et celles qui étaient et qui sont toujours coupables d’être né(e)s ou de penser différemment, de refuser la dictature.
Mais qu’est-ce une dictature ? Qu’est-ce qu’une tyrannie? Qu’est-ce un tyran ? Un tyran est un personnage qui, par les hasards de l’histoire, s’empare du pouvoir un jour à la vie à la mort. Un tyran est un homme désinhibé, sans limites ni état d’âme qui ose tout et s’autorise tout sur tout le monde, qui asservit, écrase, s’impose par le recours à la violence totale, gouverne comme on chasse du gibier, fauche la vie d’une partie de ses concitoyens pour régner sur l’autre partie par les moyens de la terreur ; un tyran est un homme irritable, imprévisible, expéditif, sans empathie, sans pitié, qui abuse de son pouvoir pour détruire, démolir d’autres hommes, qui dégaine la répression dès qu’il entend le mot libertés, qui poursuit la liberté pour offense, se soucie peu de la justice, se rit de l’état de droit et se croit au-dessus des lois, et qui, à force de transgresser toutes les lois communément établies, finit par se croire investi de toute-puissance. Ainsi Nkurunziza, promettant de « pulvériser » ses ennemis, de les « réduire en cendres », de « nettoyer » le pays, au nom de Dieu : « Celui qui osera se mettre sur le chemin de Dieu, Dieu l’abattra comme une foudre ».
Les premiers noms qui furent gravés dans mon esprit lorsque j’étais jeune furent ceux de Martin Luther King, de Nelson Mandela, de Julius Nyerere, d’Elie Wiesel
J’ai grandi dans une famille où on parlait de justice et d’égalité des droits de tous les hommes sans exception. Les premiers noms qui furent gravés dans mon esprit lorsque j’étais jeune furent ceux de Martin Luther King, de Nelson Mandela, de Julius Nyerere, d’Elie Wiesel. On m’a appris très tôt qu’un homme – comme disait Wiesel – est libre, non pas lorsque l’autre ne l’est pas, mais lorsque l’autre l’est aussi, et que chaque fois qu’un homme est humilié, agressé, rabaissé, tué, que chaque fois qu’un homme s’emploie à brutaliser la vie et la liberté d’autres hommes, l’honneur commande de ne pas laisser faire, de ne pas regarder ailleurs, de faire ce que l’on peut, de faire tout ce qui dépend de nous pour rétablir en droit la dignité de notre commune humanité bafouée.
Alors, oui, dès le déclenchement de l’effroyable et effrayante répression au Burundi, j’ai dénoncé avec force les atrocités commises là-bas. J’ai, avec beaucoup d’autres, alerté le monde et dis que le meurtre, la torture, l’avilissement de l’homme par l’homme sont inacceptables, intolérables ; j’ai dit, je n’ai rien dit d’autre que ce qu’ont dit les enquêteurs des Nations Unies, de la FIDH, d’Amnesty International, de Human Rights Watch et de toutes les institutions respectables et respectées de défense de la personne humaine dans leurs différents rapports d’enquête les uns plus accablants que les autres ; pièces soumises ici à votre attention.
J’aurais pu me complaire dans le cynisme, la lâcheté et le silence et accepter que le cours des choses fasse loi. Le silence. L’effroyable silence. On arrête tel ou tel ? Silence. On assassine ? Silence. On massacre ? Silence. On brutalise jusqu’aux cadavres ? Silence. Le silence. L’indifférence. La lâcheté. L’habitude de la barbarie. Ainsi est advenue au Rwanda voisin, la catastrophe. Que s’est-il passé ? On savait et on a choisi le silence et l’indifférence. Le cri des victimes s’est brisé sur le mur des oreilles du monde. On ne voulait ni écouter, ni entendre, ni voir. Les signes précurseurs de la catastrophe étaient pourtant visibles, les déclarations d’intention des tueurs limpides, leurs actes effroyables, mais on ne voulait pas croire ce que l’on voyait, on se refusait d’accepter que le surgissement de nouveau sur la scène de l’histoire du désastre était possible, que la catastrophe était en train de s’accomplir. Et est advenu ce qui est advenu.
Par quels mécanismes insidieux les hommes deviennent-ils ainsi aussi aveugles, sourds et muets devant la réalité ? Je ne sais pas. Ce que je sais c’est que ce qui se passe au Burundi sentait, sent le Rwanda. Il y a d’abord les mots utilisés. La rhétorique haineuse propagée. Souvenons-nous des paroles effroyables, menaçantes de Révérien Ndikuriyo, le Président du Sénat un jour de novembre de l’année 2015: « Lorsqu’on donnera l’autorisation aux forces de l’ordre de travailler, vous irez où ? Il n’y a pas d’île au Burundi… Lorsqu’on passera à l’opération « kora » (travaillez), vous irez où ? L’opération sera claire : tout se terminera ici dans vos quartiers. On arrêtera le feu par un feu plus dévastateur. Le jour où on dira « kora » il ne restera plus rien. (…) On fera le travail, tout sera brûlé. A Cibitoke, il y a eu 100 morts en deux jours. Vous tomberez dans vos maisons. On vous délogera, même si vous êtes cachés sous les pierres. »
Les mots. L’odeur nauséabonde des mots. L’animalisation des victimes, la longue liste des ennemis désignés, la jactance véhémente
La rhétorique de Nkurunziza, lui-même annonçant l’apocalypse lors de l’une de ses fameuses croisades religieuses, le 31 décembre 2016 : « La voix du Dieu Tout-Puissant, créateur des cieux et de la terre va faire trembler la terre et le ciel à cause du Burundi. Dieu Tout-Puissant, créateur des cieux et de la terre va balayer tout ce qui flanche, tout ce qui n’est pas solide pour que ne subsiste que ce qui ne tremble pas. Le feu de Dieu va détruire, brûler tout ce qui est superflu. »
Les mots. L’odeur nauséabonde des mots. L’animalisation des victimes traitées de mujeris, de chiens errants. La longue liste des ennemis désignés, la jactance véhémente: les opposants politiques, les journalistes, les membres de la société civile, « les nilotiques », les Tutsis, les Himas. La mise en place des milices. Les milices armées, les Imbonerakure, véritables sosies des tristement célèbres Interahamwe du Rwanda. Même structuration, même rationalité, même logique, même brutalité, même aliénation haineuse, même embrigadement idéologique, même idéologie : l’essence de l’homme procéderait de sa naissance, de sa tribu, de son ethnie, de son sang! La reprise officielle du thème du complot cher aux génocidaires du Rwanda. Accusés les Belges, accusés les Rwandais, accusés les Américains, les Canadiens, les Français, les Sénégalais, les Burkinabe, l’Union Africaine, l’Union européenne. Le discours xénophobe décomplexé. Le négationnisme. La négation jusqu’au déni de la réalité du génocide des Tutsis du Rwanda. Le plaisir, la volupté, la jouissance, la tentative en jouant sur les mots d’invalider la réalité des crimes commis. Négationnisme d’Etat délié, assumé urbi et orbi, travestissement public, officiel des faits, mépris des victimes et des décisions judiciaires rendues par des tribunaux internationaux, qui vaut en vérité appel et incitation à la récidive.
De retour d’une mission au Burundi au mois de mars 2016, Madame Beate Klarsfeld a parlé de risque de génocide
De retour d’une mission au Burundi au mois de mars 2016, Madame Beate Klarsfeld qui a consacré sa vie à la traque des criminels nazis, a parlé dans une interview accordée au Journal Le Monde, de risque de génocide. Nous le savons tous, le génocide, ce crime total, ne survient jamais sur la scène de l’histoire du jour au lendemain sans s’annoncer, sans crier gare. Longtemps, bien longtemps avant d’éclater au grand jour, telle une infection virale, silencieuse, cette abomination sans au-delà, fait son chemin, trace son sillon, répand insidieusement, progressivement ses métastases. On tue, on extermine toujours, d’abord, par le verbe. Tout génocide commence par les mots; on désigne, on catégorise, on criminalise, on condamne, on anéantit d’abord avec les mots ; la liquidation est d’abord sémantique, idéologique et ensuite seulement physique. Le génocide est un processus, une construction politique. Les boucs émissaires désignés, stigmatisés, privés de leurs droits, de leurs libertés, de leurs biens, la machine à éliminer en place, on peut éliminer les hommes comme on détruit des choses superflues; on tue, on s’habitue, l’interdiction de meurtre perd son caractère sacré et un jour, tous les interdits levés, c’est le meurtre de masse. J’ai parlé comme beaucoup d’autres pour prévenir l’irréparable. J’ai parlé pour dénoncer la cruauté et les ténèbres qui s’annonçaient. Nous étions plusieurs. Nous avons été plusieurs à parler. Plusieurs à tirer la sonnette d’alarme. Et cette fois-ci le monde, sans doute ayant encore en mémoire ce qui est advenu au Rwanda, a tendu, puis daigner prêter l’oreille. Des initiatives diplomatiques ont été prises. Le monde est accouru à Bujumbura. Le Burundi a été mis sous observation internationale.
Mon engagement ne pouvait évidement pas plaire à Bujumbura. Combien d’attaques verbales, combien de menaces reçues, subies, visant d’une part à m’intimider, à me faire peur, à me faire taire et, d’autre part, à porter atteinte à ma personne pour minorer la portée de mon témoignage et jeter du coup le doute sur la réalité des crimes dénoncés ?
Que je sois condamné ici pour avoir osé dénoncer la terreur instaurée et on aura du même coup blanchi les mains des tortionnaires et des tueurs de Bujumbura
Que je sois condamné ici pour avoir osé dénoncer la terreur instaurée et on aura du même coup blanchi les mains des tortionnaires et des tueurs de Bujumbura, on aura absous les bourreaux de leurs crimes. Et ils s’empresseront aussitôt, soyons en sûrs, de faire la tournée des capitales de la planète, brandissant la décision rendue ici en trophée et claironnant partout qu’ils ont été lavés, une fois pour toutes, de tout soupçon de crime par le Tribunal de Paris, que le Tribunal d’un pays où la loi est souveraine a confirmé qu’ils n’étaient en vérité que des pauvres victimes d’une campagne de diffamation internationale orchestrée par les ennemis de la nation burundaise. On aura ainsi, alors, contribué à banaliser, à relativiser les crimes commis et reprouvés par la morale universelle; on aura contribué à ériger sur un piédestal le discours pervers de victimisation permanente des bourreaux ; on aura prêté plus que main forte, crédibilité à un régime effroyable et consacré sa stratégie perverse de retournement des accusations, d’inversion des responsabilités, de remise en doute systématique de la parole des victimes, de criminalisation des victimes. La machine de propagande de Bujumbura accusant les médias indépendants et les défenseurs des droits de l’homme de mensonge, d’imposture, de servir des intérêts occultes étrangers, de promouvoir le crime et la violence au Burundi en sera d’autant plus revigorée. Les bourreaux frappent toujours deux fois : une première fois dans les corps ; une seconde fois en instaurant dans les mémoires le silence qui tue ou la parole perverse légitimant l’inacceptable.
Cette Cour est appelée à se prononcer sur un problème d’une extrême gravité. Si par extraordinaire, elle abordait dans le sens voulu par un régime sous le coup d’une enquête internationale pour crimes contre l’humanité, elle aura non seulement relégué dans les non-lieux de l’histoire les crimes commis là-bas, mais également accordé aux tortionnaires et aux bourreaux une prime d’encouragement à la commission d’autres crimes, une prime de performance. Elle aura moralement légitimé l’irréparable iniquité. Que ceux qui d’une main ont instauré la terreur et de l’autre procèdent à l’effacement des forfaits odieux commis gagnent ce procès et c’est la justice, condition première de notre humanité (j’emprunte l’expression à Wole Soyinka), qui aura été défaite et l’impunité consacrée. Nous sommes ici dans un Etat de droit ; la tyrannie n’est plus dans les mœurs politiques de ce pays, que celle venue d’ailleurs, qui s’est retirée, échappée de la Cour pénale internationale pour se soustraire à la justice, que celle venue d’ailleurs et pour laquelle la justice ne vaut que lorsqu’elle frappe les victimes, que cette tyrannie-là ne vienne pas en abusant de ce Tribunal se défaire, ici, de son épouvantable renommée. Car, il s’agirait là d’un précédent inquiétant. Car, quelle sorte d’éthique aura été ainsi mise en œuvre par le droit ? Quelles valeurs ainsi, alors, affirmées ?
Je continuerai de parler pour le sang innocent de Zedi Feruzi assassiné le 23 mai 2015
Pour ma part, je continuerai à parler pour ceux qui ne peuvent pas parler. Je continuerai. Car quel être humain digne de ce nom choisirait de regarder ailleurs lorsqu’on brutalise, on torture, on abat les hommes comme des bêtes sauvages, lorsque la barbarie s’installe, prospère, enfle tel un monstre insatiable?
Je continuerai de parler pour que le monde puisse prêter l’oreille au cri désespéré du sang innocent de Jean Nepomuscène Komezamahoro, visage de l’innocence, 15 ans, abattu à bout portant le 26 avril 2015 par les forces de sécurité.
Je continuerai de parler pour le sang innocent de Zedi Feruzi, Président du Parti UPD-Zigamibanga, assassiné le 23 mai 2015 par des tueurs, à bord d’une voiture Toyota TI, portant les tenues de la garde présidentielle.
Je continuerai de demander justice pour le sang répandu de Charlotte Umugwaneza, vice-présidente du MSD – Mouvement pour la solidarité et le développement, retrouvée morte, le corps supplicié, torturé, partiellement dévêtu, allongé, le visage tuméfié tourné vers le ciel, le corps de Charlotte jeté à même la terre comme un détritus. Charlotte était mariée et mère de trois enfants et tutrice légale de deux autres.
Je ne me tairai pas pour le sang de Christophe Nkezabahizi, cameraman à la Radio Télévision nationale assassiné le 13 octobre 2015 par des membres de la police de la garde présidentielle, sous les yeux de son épouse, Alice Niyonzima, ses deux enfants – Nikura Kamikazi, 17 ans et Trésor Iradukunda, 20 ans et son neveu Evariste Mbonihankuye, 20 ans. Tous, eux-aussi, ensuite exécutés à bout portant, à genoux, les bras levés au-dessus de la tête.
Je parlerai toujours pour le sang versé de Welly Fleury Nzitonda, assassiné le 6 novembre 2015, par des policiers, son père, Pierre Claver Mbonimpa, avait survécu le 3 août à une tentative d’assassinat. Raté le père, on a assassiné le fils.
Je continuerai de réclamer justice pour les centaines de jeunes Burundais exécutés lors des journées funèbres et sanglantes de décembre 2015. Terrible mois de décembre, avec des dizaines et des dizaines de cadavres jetés dans les rues de Bujumbura, parfois les bras et coudes ligotés aux jambes, des corps jetés en vrac au bord des routes, au fond des caniveaux, au fond des ruisseaux. La cruauté sans limites mise en scène. La bestialité montrée.
La torture, cette cruauté, cet interdit absolu universel, divinisée, instituée en norme et religion d’Etat
Je ne me lasserai pas, je ne laisserai pas tomber dans l’oubli les disparus. Oui, où est Marie Claudette Kwizera, trésorière de la Ligue Iteka, forcée, le 10 décembre 2015, de monter dans un véhicule du Service national de renseignement ? Où se trouve Jean Bizimana, journaliste d’Iwacu porté disparu depuis le 22 juillet 2016, après avoir reçu, selon les témoins, un appel d’un membre du Service national de renseignement (SNR) ? Où est, où sont Kwizera, Bizimana et des centaines d’autres personnes portées disparues documentées par la campagne Ndondeza ?
Et la torture. La torture, cette cruauté, cet interdit absolu universel, divinisée, instituée en norme et religion d’Etat … Tous les interdits universels faisant des hommes des hommes et non pas des bêtes sauvages, féroces, bafoués. Combien de jeunes gens qui ne seront plus comme avant? Combien de jeunes gens mutilés, émasculés ?
Je continuerai de parler, de crier, de hurler pour les femmes martyrisées, ruinées jusque dans leur intimité. Si ces femmes revenues de l’enfer pouvaient être ici, pouvaient être ici et dire ce qu’elles ont subies; si elles pouvaient être ici et témoigner, votre conscience en serait bouleversée à jamais, votre mémoire serait marquée, hantée pour toujours par leur calvaire. Les témoignages de celles qui ont survécues, leurs blessures physiques, morales, durables, accusent la sauvagerie de leurs bourreaux. Ailleurs les responsables politiques dénoncent publiquement les violences faites aux femmes, et que constate-t-on au Burundi ? Qu’il est possible, banal, là-bas, de jeter des foules dans les rues, de les faire marcher au pas en appelant publiquement au viol des femmes. Le martyr sans nom subi par les femmes. Les femmes martyrisées, violées pour envahir le futur de la lignée, dissoudre, effacer la descendance de tous ceux-là porteurs d’une offense originelle, le tort d’exister ou de penser autrement. Projet et crime de profanation clairement énoncés dans ces chants entonnés régulièrement par les Imbonerakure : « Terinda abakeba bavyare imbonerakure » – « Violez les femmes du camp d’en face pour qu’elles donnent naissance à des imbonerakure. »
Au regard de ces faits terrifiants, qui dirait, à leurs auteurs : « Oui, vous avez raison, vous avez été diffamés » et à ceux qui ont eu pitié pour les victimes, qui ont essayé de mobiliser le monde pour les victimes : « Vous, vous avez tort ; vous avez diffamé ! »
J’ai la chance de vivre dans un pays libre et je ne serai pas digne de la citoyenneté qui me fut accordée ici dans ce pays qui porte en étendard la défense des libertés de tous et toutes, si j’oubliais que là-bas d’où je viens on torture, on tue dans l’impunité la plus totale ; si j’oubliais que la liberté est indivisible, qu’elle vaut pour les uns et les autres ; si la langue, sans cœur, la bouche oblique, bafouillant, la parole creuse, lisse, j’étais complice des crimes commis par mon silence. Je ne suis pas de ceux que l’injustice laisse de marbre. Je déteste, je hais la haine raciale, je déteste, je hais la haine ethnique ; je ne serais jamais de ceux qui savaient et qui auront choisi de se taire. Je ne serais pas, je ne suis pas de ceux qui condamnent les tyrannies a posteriori. Je ne suis pas de ceux qui choisissent le camp des victimes une fois le crime de masse accompli. Je ne choisirai pas le mutisme devant la barbarie. Je continuerai à me battre pour la défense des droits de l’homme, de chacun et chacune, de tous et toutes.
La justice se perdrait si elle oubliait que le plaignant est à la tête d’un régime sous enquête internationale pour crimes contre l’humanité
Car, ne nous y trompons pas. Il ne s’agit pas ici de rendre une sentence pour ou contre la diffamation. Ce n’est point une quelconque diffamation qu’on poursuit ici, en moi, en nous, c’est tout simplement la liberté. Ce sont les droits de l’homme. Le droit à la vie. Le droit d’être. Le droit de parler. Il s’agit dans cette affaire d’aller au-delà de la forme, d’aller au fond des choses et des intentions. La justice se perdrait si, dans son écoute, elle oubliait que le plaignant est à la tête d’un régime sous enquête internationale pour crimes contre l’humanité et ennemi de la presse et des journalistes ; la justice se perdrait si elle oubliait qu’il ne s’agit pas au Burundi d’un malheur africain de plus mais de quelque chose de plus monstrueux qui fait violence à la conscience de notre commune humanité, qui heurte de front la conscience universelle.
Quel que soit votre jugement, nous sortirons de ce Tribunal pour aller vivre. Cela n’aurait pas été le cas au Burundi. Cela n’est pas le cas pour de nombreux Burundais. Des gens comme vous et moi qui ne demandent qu’une chose : vivre tranquillement sans être persécutés et pourchassés. Ils sont loin d’ici mais ils nous regardent ; ils nous écoutent et ils nous disent : ne nous oubliez pas, ne nous laissez pas seuls ! Que cette Cour, de la hauteur de votre sens de justice, accomplisse à travers son jugement la promesse de la justice : que la raison du plus tyrannique ne soit pas la meilleure.
Photo : ©Teddy Mazina
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Merci cher Gakunzi David pour cette lettre. Je me souviens de toi lors de l’appel de Giheta. J’en avais profite pour ranconter ce qui venait de m’arriver au diplomate chevronne qui etait convie pour servir d’orateur experience.