«C’est arrivé, cela peut donc arriver de nouveau !» avertit Primo Levi. A l’occasion des 75 ans de la libération d’Auschwitz, texte de David Gakunzi qui pose la question suivante : Qu’est-ce être un Juste par temps ordinaires, sinon œuvrer pour qu’il n’y ait plus jamais ça ?
La neige tombait, le soleil était noyé de gaz et la vapeur du sang montait vers le ciel. Dieu n’était plus. La haine hurlait et la machine tournait. A quelle date, de quel jour, de quelle année, le commencement de cette catastrophe ?
Il y eut les appels au secours et les silences. Les appels au secours : « Il faut faire quelque chose; ils arrivent ! » Le silence : « N’ayez pas peur, n’ayez aucune crainte, ce ne sont que des mots ! Rien que des mots. Les wagons ? N’ayez pas peur : c’est juste le bruit des rames de trains qui roulent et roulent dans la nuit ! Le froid ? N’ayez pas peur, c’est la neige, rien d’autre que la neige qui tombe ! »
Les mots légitimant la cruauté tourbillonnaient
La machine tournait. Les mots légitimant la cruauté tourbillonnaient ; la calomnie volait. Les vociférations. Les Juifs désignés ennemis du dedans et du dehors. Les masses compactes d’hommes malades d’impuissance inventant l’entrave, l’empêchement, l’obstacle juif pour justifier leurs déboires quotidiens et sauver ainsi leur honneur; les masses compactes, agrégat de tous ceux qui sont possédés par la jalousie, ruinés par l’envie corrosive, ceux qui sont persuadés que tout ce qui ne va pas chez eux, est fatalement dû aux machinations orchestrées par les autres, ceux qui affirment que les Juifs sont la cause de tous les malheurs du monde, ceux qui adorent les chefs-gourous, ceux qui se rangent mécaniquement derrière l’opinion du plus grand nombre et font comme font les autres.
La machine tournait. La conscience morale défaite, les hommes transformés en machines dénuées de tout scrupule, de tout sens moral, un jour, inexorablement, les Gestapos qui s’affairent. Les rafles. Les convois. La machine qui tourne. Tourne à plein régime. La machine de la destruction. De l’extermination. De l’effacement. La machine. Les bourreaux sadiques, bons pères de famille, diront qu’ils n’auront fait qu’obéir à la machine. Que c’était la règle. Que c’était la loi. Ils ne diront pas que la haine fut pourtant leur praline, leur plaisir coupable, une source de satisfaction personnelle inavouable.
« C’est arrivé, cela peut donc arriver de nouveau ! » avertira Primo Levi.
La haine sera défaite militairement; le nazisme vaincu par la force des armes. Par le refus armé de tout compromis avec le mal absolument radical. Par le refus intransigeant de se compromettre avec cette haine mortifère. Par le refus de céder sur la conscience.
Si les Juifs étaient de nouveau désignés pour l’effacement, qui seraient les Justes parmi les nations ?
Le temps est passé. Mais ici et là, de nouveau cette odeur nauséabonde ; ici et là, encore une fois, la montée de cette funèbre tentation des hommes de s’en prendre à d’autres hommes.
Le ciel est de perturbations et le vent qui scrute nos yeux, le fond de nos yeux. Au bord de nous –mêmes, si, les instincts balayant ce qui nous sert encore de digues morales, la nuit ressurgissait demain, si les Juifs étaient de nouveau désignés pour l’effacement, qui seraient les Justes parmi les nations? Qui, l’esprit de résistance, seraient ces hommes et femmes prêts à risquer leurs vies pour sauver une vie ? Qui, guidé par sa conscience, choisirait le bien inconditionné, inconditionnel, et ouvrirait sa porte aux persécutés ? Qui, rejetant la délation, pensant par lui-même, refuserait de céder à l’ordre du jour ? Qui se lèverait contre les lois injustes et la mentalité du mal triomphant ? Qui, dans les circonstances extrêmes, prendrait le parti de casser la chaîne de la laideur et de porter secours aux persécutés ? Qui ferait preuve de courage moral et décréterait pour lui-même que le mal ne passerait ni par ses bras, ni par son cœur, ni par sa bouche ? Qui déciderait de s’écarter de la procession du mal ? Qui seraient les gens du bien ?
« C’est arrivé, cela peut donc arriver de nouveau ! »
Que les hommes soient en mauvaise posture, que la culture, les valeurs communes abîmées, soit en déliquescence, que la culture ne soit plus en mesure de servir de digue à l’explosion des pulsions les plus primaires, que la haine soit libérée de toute censure, désinhibée, sans scrupules et tout peut arriver, tout peut advenir.
Mais où sont les Justes de ces temps de moins en moins ordinaires ?
Il ne fait pas beau sur notre planète, ni en Europe, ni ailleurs. La haine avance et se répand bien au-delà des discours parallèles, infestant le langage public, contaminant profondément l’imaginaire collectif, agressant les Juifs jusque dans leurs corps et leur mémoire. La chose bouge encore et parade revêtue d’autres oripeaux, empruntant d’autres alibis pour justifier l’injustifiable.
Et le vent qui scrute le fond de nos yeux et nous interroge : Mais où sont les Justes de ces temps de moins en moins ordinaires ? Où sont les sans-préjugés ? Les hommes rempart du meilleur de nous-mêmes ? Ceux qui n’imitent pas les abominations de l’homme qui choisit de servir la méchanceté ? Qui sont les Justes aujourd’hui ? Quels sont ceux et celles qui par leur engagement sont vent debout contre la falsification de l’histoire et la profanation de la mémoire des victimes ? Qui se tient debout et inflexible contre les discours de haine ? Qui a compris que la Shoah fut un avertissement pour toute l’humanité ? Que ce qui est advenu ne devrait plus se reproduire ni contre les Juifs, ni contre aucun autre groupe humain ? Que nous sommes, individuellement et collectivement, les sentinelles de notre commune humanité ? Qui œuvre sans relâche pour entretenir la flamme de la bonté ? La bonté, cette suprême élévation de l’âme qui civilise et ouvre le cœur des hommes ? Qui fait ce qu’il peut, là où il est, pour aider notre époque à entendre dangereusement et à regarder attentivement ? Qui se souvient qu’on avait dit après la Shoah : « plus jamais ça ! » ?
Photo : Salle des noms au mémorial de l’Holocauste Yad Vashem – ©Michael Kappeler