En avril 1999, Elie Wiesel, philosophe, survivant de la Shoah et prix Nobel de la paix en 1986, prononce le discours « Les périls de l’indifférence » à la Maison Blanche. Wiesel mène une réflexion sur ceux qui ont choisi l’apathie et l’indifférence pendant la Shoah. Extraits.
Nous sommes au seuil d’un nouveau siècle, d’un nouveau millénaire. Quel sera l’héritage de ce siècle en voie de disparition ? Comment s’en souviendra-t-on dans le nouveau millénaire ? Il sera sûrement jugé, et jugé sévèrement, en termes à la fois moraux et métaphysiques. Ces échecs ont jeté une ombre noire sur l’humanité : deux guerres mondiales, d’innombrables guerres civiles, l’enchaînement insensé d’assassinats -Gandhi, les Kennedy, Martin Luther King, Sadate, Rabin-, des bains de sang au Cambodge et au Nigéria, en Inde et au Pakistan, en Irlande et au Rwanda, en Érythrée et en Éthiopie, à Sarajevo et au Kosovo ; l’inhumanité du goulag et la tragédie d’Hiroshima. Et, à un niveau différent, bien sûr, Auschwitz et Treblinka. Tant de violence ; tant d’indifférence.
L’indifférence réduit l’Autre à une abstraction
Qu’est-ce que l’indifférence ? Étymologiquement, le mot signifie « pas de différence ». Un état étrange et contre nature dans lequel les lignes s’estompent entre lumière et obscurité, crépuscule et aube, crime et punition, cruauté et compassion, bien et mal.
Quels sont ses parcours et ses conséquences inéluctables ? Est-ce une philosophie ? Une philosophie de l’indifférence est-elle concevable ? Peut-on considérer l’indifférence comme une vertu ? Faut-il parfois la pratiquer simplement pour garder son bon sens, vivre normalement, savourer un bon repas et un bon verre de vin, alors que le monde qui nous entoure connaît des bouleversements déchirants ?
Bien sûr, l’indifférence peut être tentante – plus que cela, séduisante. Il est tellement plus facile de détourner le regard des victimes. Il est tellement plus facile d’éviter des interruptions aussi grossières de notre travail, de nos rêves, de nos espoirs. Il est, après tout, embarrassant, gênant, d’être impliqué dans la douleur et le désespoir d’une autre personne. Pourtant, pour celui qui est indifférent, son prochain n’a aucune importance. Et, par conséquent, leur vie n’a aucun sens. Leur angoisse cachée ou même visible n’a aucun intérêt. L’indifférence réduit l’Autre à une abstraction. (…)
L’indifférence n’est pas un commencement, c’est une fin
D’une certaine manière, être indifférent à cette souffrance est ce qui rend l’être humain inhumain. L’indifférence, après tout, est plus dangereuse que la colère et la haine. La colère peut parfois être créative. On écrit un grand poème, une grande symphonie, on fait quelque chose de spécial pour le bien de l’humanité parce qu’on est en colère contre l’injustice dont on est témoin. Mais l’indifférence n’est jamais créatrice. Même la haine peut parfois provoquer une réaction. Vous la combattez. Vous la dénoncez. Vous la désarmez. L’indifférence ne suscite aucune réponse. L’indifférence n’est pas une réponse.
L’indifférence n’est pas un commencement, c’est une fin. Et, par conséquent, l’indifférence est toujours l’amie de l’ennemi, car elle profite à l’agresseur – jamais à sa victime, dont la douleur est amplifiée lorsqu’elle se sent oubliée. Le prisonnier politique dans sa cellule, les enfants affamés, les réfugiés sans abri – ne pas répondre à leur détresse, ne pas soulager leur solitude en leur offrant une étincelle d’espoir, c’est les exiler de la mémoire humaine. Et en niant leur humanité, nous trahissons la nôtre.
L’indifférence n’est donc pas seulement un péché, c’est une punition. Et c’est l’une des leçons les plus importantes des vastes expériences de ce siècle qui s’achève sur le bien et le mal. (…)
Photo : Elie Wiesel