Questions que je ne pose jamais, que pour ainsi dire, je ne me suis jamais posées. J’écris pour tous les hommes et les femmes qui, à travers notre terre, ne supportent ni n’acceptent l’injustice, l’humiliation, imposées, aux millions d’êtres humains, comme destin. Tous ceux qui ne s’accommodent d’aucune forme d’esclavage. Même celui, quelque fois, glamour, cloné aux prothèses de l’esprit, aura du siècle dernier, qui continue de triompher en ce moment.
Servitude: l’une des plus vieilles, des plus violentes escroqueries de la pensée humaine, qui a – mot-machine – “formaté” tout le comportement de notre espèce. Venu à l’écriture en contrebande, par effraction, pour m’installer dans l’irrévérence et l’insoumission, mon but n’a jamais été de créer la beauté mais plutôt d’ajouter ma voix aux espaces de résistance qui, à travers notre planète, disent non à l’intolérable. En affirmant, suprême impudence, que toute dignité d’homme vaut toute dignité d’homme.
Je déteste cette neutralisation de l’esthétique, qui permet aux beaux esprits, de tous les temps, de torturer des êtres humains, de les envoyer dans des chambres à gaz, en écoutant Mozart. Il s’agit de la colère de la douloureuse tendresse respectueuse de la transcendance de toute vie. Cassure de la fange, livrée de mot, transmutation d’en extraire l’intégrité ardente, insoumise d’être. Déjà, jeune adolescent, l’injustice me donnait la nausée. Elle continue de m’être physiquement insupportable.
Arborescence : j’ai commencé par manifester – notamment contre l’apartheid et la guerre du Vietnam – avant d’entrer en littérature. Je ne crois pas en avoir eu la vocation. La littérature en soi n’a jamais été ni un rêve pour moi, ni une ambition. N’eût été ma rencontre fortuite, autour d’un coin de rue de mon adolescence, avec Peter Abraham, par ses livres : “Je ne suis pas un homme libre” et “Le rouge est le sang d’un Noir”, je n’aurais jamais basculé dans l’écriture.
J’aurais peut-être vécu un cheminement d’un homme de banalité ordinaire, une vie tressée d’insupportable quotidienneté. Est-ce cela qu’on appelle destin ? Je n’en sais rien! Je laisse ces spéculations aux dieux pour meubler l’éternité de leur divin ennui. Toujours est-il que Peter Abraham me révéla subitement que certains de ces dieux avaient gravé, sur le front du Noir, un sceau d’infériorité congénitale. Du moins à ce que prétend la suffisance de quelque imbécillité de l’intelligence humaine. Que des livres n’ont été écrits par des meilleurs esprits pour prouver cela!
Ecrire pour qui ? Pour toutes les femmes, tous les hommes qui sont convaincus de la subversion permanente de la vie
Mon grand-père, mon père m’avaient déjà pourvu de quelques valeurs d’insolence qui se sont révélées efficaces à mon insu. Entre autres que « La vraie valeur d’une femme, d’un homme se mesure par la générosité, le respect que cette femme, cet homme témoigne à l’égard des êtres humains croisés sur la route ardue, chaotique de la vie ».
Ainsi harnaché, j’ai levé l’ancre pour des vastes océans, en me dépouillant sur la route d’ambitions de célébrité, de richesse. J’ai aussi eu la chance, au gré des vagues, de croiser quelques femmes, quelques hommes, tout simplement humains, qui m’ont aidé à comprendre le fonctionnement réel de notre monde. Avec tact, discrétion, j’ai glané quelques miettes d’humain dans leurs yeux, dans leurs cœurs. Ils m’ont évité de tomber dans l’illusion rhétorique, en acceptant de partager leur riche expérience avec moi.
Sur les sentiers de l’exil, j’ai aussi reçu des coups qui ont été comme le chemin ardu de l’initiation. Ainsi ai-je appris que, dans ce grandiose cirque de la rapine, élégamment nommé communauté internationale, l’hymne à l’HOMME permet souvent l’humiliation, le mépris des femmes, des hommes concrets. Ce mépris mène à la cruauté : démocratie, humanisme rhétoriques qui inventent des centres de rétention dans tous les aéroports de la planète, au nom des droits humains, où l’on enferme même les enfants.
J’écris pour faire éclater le vaste rire de l’univers, ce lieu indépassable de l’irrévérence
Ecrire pour qui ? Pour toutes les femmes, tous les hommes qui sont convaincus de la subversion permanente de la vie.
Ecrire pourquoi ? Pour rendre hommage à l’inviolable dignité des êtres vivants, mobiles et immobiles, pour se référer aux traditions du vieux continent. Ces êtres vivants toujours malmenés, humiliés partout, dans toutes les sociétés dites « humaines ».
L’homme, disent les Africains, est comme un arbre, il comporte l’écorce, qui est sa part de grossièreté, le bois, sa part plus ou moins polie, mais l’essentiel est le cœur. On peut être un bon et grand écrivain et ne jamais dépasser l’état d’écorce. Etre salaud, impénitent, impuni, par la grâce du génie divin !
J’écris pour faire éclater le vaste rire de l’univers, ce lieu indépassable de l’irrévérence. L’esthétique du respect de la dignité humaine, de celle de la nature, reste encore une idée bien neuve.