Regard de David Gakunzi sur la crise que traversent les pays du Sahel.
Sahel, « rivage », « bordure », « rive ». Espace de transition entre le désert et la savane. Terre de civilisations anciennes aux routes millénaires. Terre de longue mémoire. Amateur de voyages lointains, j’ai connu et traversé le Sahel très jeune. J’étais fasciné par cette région si riche en humanité : l’éclat de sa mémoire, la noblesse de son âme, la sagesse des proverbes bambaras, la splendeur des épopées peules et mandingues, la cosmogonie du haut pays dogon, la pratique de la parole apaisante, la parenté à plaisanterie burkinabè, les histoires de Kaya-Magan…
J’ai parcouru cette terre en taxi brousse, vu de mes yeux ses cités légendaires et ses villages aux vibrations harmonieuses, foulé de mes pieds ses étendues désertiques et ses bords de fleuves. J’ai vécu des séjours inoubliables au plus près de la lumière. C’était l’époque où l’on pouvait sillonner le Mali du Sud au Nord, de l’Est à l’Ouest, en toute quiétude. C’était l’époque où le Burkina Faso était synonyme de paix, de concorde, de générosité, de convivialité. Puis, est advenu ce cauchemar sans fin.
Décennie noire en Algérie d’abord. Terreur islamiste. Assassinats de journalistes. D’intellectuels. De poètes. De romanciers. De musiciens. D’artistes. De médecins. D’avocats. De magistrats. De juges. D’enseignants. D’étudiants. De citoyens ordinaires. Des villages entiers réduits au silence. Des femmes enlevées et martyrisées.
Combattus et défaits militairement, les groupes islamistes se replient dans les régions montagneuses situées dans le Nord du Mali. Ils s’installent, s’enracinent, vivent de moult trafics organisés, essaiment, diffusent leur idéologie remettant en cause les valeurs, les institutions et les contrepoids démocratiques. Le phénomène djihadiste prolifère, fait des émules, recrute de gré ou de force, donne naissance à d’autres mouvances et avatars, s’étend sur le pays, avant de phagocyter graduellement l’ensemble de la région sahélienne, en exploitant les fractures et les contradictions locales non résolues.
Sahel, terre assaillie. Vivre sous l’ombre de la terreur
Sahel, terre assaillie. L’intégrisme et son idéologie figée. Rigide. Immuable. Cette volonté de contrôle politique et de réorganisation totale de la société. De gouvernement de la vie et de la pensée de tout le monde. Ce refus catégorique de toute pensée divergente. Ce rejet du pluralisme. Ce recours à l’extrême violence au nom de la religion.
Sahel, assailli par des groupes terroristes. Vivre sous l’ombre de la terreur. L’angoisse de la mort. Sahel, tourné vers le monde, espérant la solidarité internationale. Les Nations Unies sont venues. L’Union africaine est venue. L’Europe est venue. Mais la paix est restée introuvable. Insécurité. Massacres. Sahel blessé. Meurtri. Epouvanté. Et la peur a tout couvert et rendu envisageable l’inattendu : on applaudira la montée au pouvoir de jeunes officiers militaires, venus en promettant la restauration rapide de la sécurité collective. Coups d’Etat, soulagement et allégresse de la population.
Étions-nous, là, en train d’assister à l’émergence sur la scène politique régionale de nouveaux soldats de la démocratie, à l’instar des Rawlings et des ATT venus au pouvoir pour — selon la terminologie de Rawlings — « balayer les écuries » et re-initier les processus démocratiques ? Où étions-nous plutôt témoins d’un retour au temps maudit des dictatures militaires implacables, incapables de gérer les questions complexes et nullement outillées pour améliorer les conditions de vie des populations ?
Sahel, au carrefour des chemins. Les nouveaux dirigeants décident de mettre un terme aux initiatives de coopération régionale et internationale en matière de sécurité en cours, initiatives jugées inefficaces ou néocoloniales et font appel, paradoxalement, en même temps, aux mercenaires russes. Recours en flagrante contradiction avec la Convention de l’Union africaine contre le mercenariat, qualifié de menace pour la paix et la sécurité ; décision ouvrant également une boite de pandore aux conséquences imprévisibles : l’appel systématique aux sociétés privées pour assurer les missions régaliennes de sécurité sur le Continent.
L’arrivée des mercenaires russes aura pour effet d’ajouter un autre système de domestication aux aliénations préexistantes dénoncées : généralisation graduelle des méthodes et réflexes poutiniens ; superposition de plusieurs violences et affaiblissement des institutions censées garantir les libertés collectives ; adoption de la guerre comme fondement de toute la pensée politique ; glissement progressif vers un système justifiant la répression et la violence étatiques comme une vertu souverainiste, une pratique dérogatoire, salutaire et inévitable dans la lutte contre le terrorisme.
Violence légitimée par une propagande cultivant la polarisation, l’affrontement perpétuel et l’hostilité permanente. Les mots qui fusent et accusent, les mots qui fabriquent et désignent des ennemis absolus. « Ennemis du dehors » : les pays occidentaux vilipendés à longueur de journée. « Ennemis de l’intérieur » : toutes les voix critiques. Toute personne qui parle un peu est aussitôt qualifiée « d’apatride », de « valet de l’impérialisme », de « traître vendu », mettant en péril le sort de la nation.
Propagande manipulant les angoisses sécuritaires et les colères populaires, cultivant la logique paranoïaque des ressentiments, désinhibant les instincts et les pulsions primaires, encourageant la cruauté, autorisant le pire au nom de la défense de la sécurité nationale, instituant la brutalité en geste patriotique viril. Croisade figurant, par ailleurs, les dirigeants actuels en superhéros panafricains, sauveurs suprêmes adulés par les masses populaires.
Le panafricanisme est un langage de libération et non de caporalisation
Instrumentalisation du panafricanisme dévoyé, galvaudé, défiguré. Car, qu’est-ce vraiment le panafricanisme ? Le panafricanisme est une idée, dit un jour William Du Bois. Une idée claire du juste et de l’injuste. Un récit contre la racialisation de l’humanité, le classement et la hiérarchisation des humains en catégories raciales. Un projet d’émancipation. De sortie des structures oppressives. Un souffle, écho de paroles étouffées, affirmant haut et fort que personne ne vient sur terre pour être écrasé, empêché de vivre. Une promesse de libération. Une force de transformation. Une démarche. Un mouvement. Un engagement. Engagement pour la justice et l’égalité. Engagement pour la solidarité. Engagement pour l’autodétermination, l’autogouvernement, l’autonomie. Engagement pour la libération et la redistribution de la parole. Oui, le panafricanisme est un langage de libération et non de caporalisation.
Qu’est-il donc advenu pour que l’idée panafricaine, désormais débitée aux nouvelles générations, soit réduite à une misérable radicalité ethno-nationaliste, à un conservatisme opprimant la liberté au nom d’un souverainisme illuminé et purificateur ? Souveraineté et panafricanisme vraiment ? Ou plutôt endoctrinement visant à masquer en spectacle grandiose de lutte glorieuse contre l’impérialisme, les mécanismes d’oppression politique interne ? Panafricanisme ou système d’enfermement de toute une génération dans une bulle verbale matraquant le même message trompeur : « C’est l’heure de la grande lutte pour la vraie indépendance ! C’est l’heure de lutte finale contre l’impérialisme ! »
Slogans, infox, storytellings et discours simplistes massivement diffusés et relayés sur les réseaux sociaux par des robots russes avec la collaboration de quelques capitans, meneurs de foules numériques, ciblant de jeunes gens sans mémoire historique ni culture politique. Résultat : construction de communautés émotionnelles aux discours péremptoires ; instauration d’une mentalité de groupe exalté, une mentalité de guerre sainte souverainiste, mimétique ; éclosion d’un fondamentalisme politique au nom de la lutte contre le fondamentalisme religieux ; basculement dans une période post-vérité ne tolérant aucune discussion rationnelle, argumentée ; érosion de la cohésion sociale.
Entre-temps, les populations sahéliennes — surtout pauvres et rurales — continuent de souffrir, de périr, victimes des atrocités commises par les membres des mouvements djihadistes ou encore, parfois, hélas, ceux appartenant aux groupes de défense communautaires, aux forces de sécurité, aux corps de mercenaires russes.
Le chagrin des Peuls devant nos silences
Alors, quel avenir pour le Sahel ? Trois possibles scénarios.
Premier scénario : la route des décombres. La situation continue de se dégrader, les pouvoirs en place tiennent les grandes villes et les groupes djihadistes occupent des pans entiers des régions périphériques, La fragmentation s’accentue, la violence se banalise, la misère augmente, le tissu social est profondément abîmé. On murmure des prières, on crie des slogans, on retient ses larmes, on souffre.
Deuxième scénario : pourrissement de la situation et dérive génocidaire. Dérive déjà perceptible notamment dans une rhétorique haineuse visant les Peuls et appelant à leur anéantissement ; dérive ayant conduit à plusieurs massacres documentés. Le chagrin des Peuls est aujourd’hui immense. Le chagrin des Peuls qu’on montre du doigt. Qu’on soupçonne. Qu’on persécute. Qu’on assassine parce qu’ils sont Peuls. Les Peuls accablés, diabolisés, criminalisés, désignés comme étant la source de l’insécurité générale. Les Peuls boucs émissaires, victimes sacrificielles. Et nos silences. Nous entendons les discours appelant à l’annihilation des Peuls et nous ne disons rien. Nous voyons les images terrifiantes documentant les crimes commis et la destruction et que faisons-nous ? Nous détournons le regard. Nous regardons ailleurs. Le silence. La cécité volontaire. Refus de voir ce que nous voyons. L’indifférence. L’insensibilité. Le désengagement moral. L’apathie. L’inaction. Le déni. La lâcheté. Et la monstruosité, lorsque des personnages sinistres vont jusqu’à relativiser, dédouaner, excuser, balayer d’un revers de la main les atrocités commises contre les Peuls en affirmant froidement que « ces choses-là » — les massacres perpétrés contre des enfants, des femmes, des vieillards — relèveraient de l’anecdote et de la nécessité tragique au regard de l’enjeu patriotique et révolutionnaire. Raisonnement et discours plus qu’effroyables, glaçants. Mais où est passé notre sens de la fraternité si souvent brandi avec fierté et vanté comme un élément précieux et central de notre patrimoine culturel ? Quelle est cette fraternité qui ne nous oblige plus à veiller sur le sort des uns et des autres ? Quelle est cette fraternité qui n’est plus synonyme de compassion et de solidarité ?
Troisième scénario : le retour à la raison. Prendre le temps de la réflexion. S’interroger. Se remettre en cause. Regarder droit dans les yeux nos propres failles. Nos fêlures. Nos empêchements. Ce qui nous déchire de l’intérieur. Prendre le temps de questionner le chemin emprunté. Redéfinir collectivement la nature, les enjeux, les causes historiques et structurelles de cette crise. Favoriser le débat sur l’avenir de la région. Esquisser ensemble une stratégie commune et viable de lutte contre le terrorisme. Refuser la démagogie. Nos manquements ne sauraient être comblés par un discours souverainiste grandiloquent et par le culte messianique de la force du feu. Changer de perspectives. Rassembler et fédérer toutes les énergies positives. Sortir de l’isolement régional, continental et international. Revenir à l’essentiel. Panser les plaies. Récuser la haine. Récuser la tentation de la vengeance. La vengeance est une passion mortifère. La vengeance ajoute la souffrance à la souffrance. La vengeance avilit, dégrade et fait de celui qui se venge l’égal de son bourreau. Réparer le tissu social. Rejeter sans ambiguïté le repli derrière les barbelés de l’appartenance ethnique. Examiner ce que nous sommes devenus : on ne sort pas indemnes d’une crise d’une telle violence. Ce ne sont pas seulement nos corps qui sont blessés ; ce sont aussi nos esprits, nos façons de voir le monde et de nous relier. La violence extrême ne se contente pas seulement de déchirer l’ordre social : elle déstabilise, contamine, infecte, bouleverse et réorganise les manières de penser individuelles et collectives.
La justice est l’autre nom de la paix
La paix. Prendre le temps d’imaginer le Sahel libéré de la terreur. Œuvrer pour la paix. La paix c’est la sécurité collective à conquérir. C’est lutter contre la violence sans céder à la contre-violence aveugle toute aussi dévastatrice. C’est faire preuve d’intelligence et de responsabilité. C’est un projet politique inclusif. C’est la construction de la confiance. C’est l’engagement pour le bien commun. C’est le bol de mil pour les uns et les autres. C’est le toit au-dessus de la tête. C’est le droit à la santé et à l’éducation. C’est l’équité.
Oui, au bout du compte, il s’agit de gagner la justice. La justice est l’autre nom de la paix. Que signifie, en effet, la justice, sinon le respect de la dignité de chaque personne ? Sinon, la sacralité de la vie. L’égalité. La lutte contre l’impunité. La réparation. La protection de toute la société. Le rejet de la cruauté. Le refus catégorique de l’arbitraire. La construction d’un État fonctionnel qui protège tout le monde. Un État au service de tous les citoyens.
Sahel, des lunes que dure cette saison de cauchemar.
Mais si longue que soit cette guerre, les mauvais jours prendront fin, tôt ou tard.
Et la paix refleurira.
David Gakunzi est l’auteur de « Ce rêve qui dure encore« , ouvrage paru en décembre 2023 chez Temps universel.
1 commentaire
Un très beau texte! Bravo. Vous avez su utiliser les mots pour dépeindre ce qui se passe au Sahel. Bravo !