Le 15 octobre 1987, Thomas Sankara, jeune Président du Burkina Faso est assassiné par un commando. A l’occasion de la commémoration des trente ans de cet assassinat, nous vous proposons une série de chroniques de David Gakunzi, consacrées à cette icône africaine.
Ce fut un jour de malheur. Un jour de grand malheur. Celui que nous aimions tous comme on aime tendrement, sincèrement un ami, comme on aime de tout son souffle un frère, venait d’être abattu. Sauvagement abattu et jeté ténébreusement à la sauvette dans une fosse, le corps recouvert de quelques pelletés de terre.
Sur les marchés d’Abidjan, de Dakar à Dar Es Salaam, les mamans pleuraient, pleuraient. Pleuraient leur fils. Pleuraient ce fils arraché si vite à leurs jours. Qui parlerait désormais, le verbe essentiel, élevé, pour dire à la tribune des gens importants, des gens qui décident du sort de chacun, l’enfer de leur galère quotidienne ? Sankara racontait leurs vies, Sankara les faisaient exister au cœur du monde en racontant leurs vies.
Jour de malheur. Jour de grand malheur.
Dans les bas-quartiers de Johannesburg, de Lagos, de Kinshasa, de Nairobi, les jeunes, désossés de futur, étaient tout autant désemparés, abasourdis, perdus, le chagrin sans voix. L’effroi. La dévastation. Comme des milliers et des milliers de rêves de bonheur anéantis. Sankara était leur chemin; Sankara était leur lueur, une lueur éclairant sans aveugler ; Sankara avait le pouvoir de guérir leur désespoir. Qui dorénavant nourrirait de son allure magnétique leurs lendemains d’espérances?
Jour sans nom. Jour poussière de malheur.
Nous redoutions ce jour. Nous craignions le jour où ce jour surgirait. Nous pensions à Salvador Allende trahi par un général félon et nous avions peur. Nous pensions à Maurice Bishop emporté par la folie de ceux qui croient que la révolution n’est révolution que glace polaire et nous avions peur. Nous pensions à Lumumba et nous avions peur.
Nous craignions ce jour : la trahison, froc sans conscience, rôdait déjà sourdement comme une ombre, exhalant l’odeur du désastre ; les rumeurs pendaient comme des silhouettes sur les cordes ; les tueurs gagés, l’avidité sans pudeur, manœuvraient ; le jour mourrait sur Ouagadougou.
Sankara, lui, était prêt. Prêt, le front sans angoisse. Il ne sombrerait pas dans le piège dressé, le piège tendu et l’engrenage. Non, il ne serait pas Sékou Touré, héros d’un jour devenu tyran le lendemain ; non, il n’y aurait ni jours muets ni Camp Boiro au Burkina ; non, il n’y aurait point de sacrifices humains au nom de la révolution.
Sankara était Sankara, Sankara demeurera Sankara jusqu’au bout de la vie, la voix d’aube lointaine, disant, disant sans usure, sans désillusion, sans coups de sang : « Aucun juste ne meure sans que ne s’en lève un autre. Alors ? »
Et aux premiers bruits des kalash annonçant les décombres, à ses ultimes compagnons, il dit : « Restez. C’est moi qu’ils sont venus chercher. » Et les mains levées, il marcha vers son destin.
Ce fut un jour de malheur. Un jour de grand malheur. Un jour de nuit profonde.