Le 15 octobre 1987, Thomas Sankara, jeune Président du Burkina Faso est assassiné par un commando. A l’occasion de la commémoration des trente ans de cet assassinat, nous vous proposons une série de chroniques de David Gakunzi, consacrées à cette icône africaine.
C’était octobre. C’était octobre de l’année 1987. C’était le quinzième jour du dixième mois de l’année 1987. Il faisait encore jour et il faisait déjà nuit, nuit sombre et totale sur Ouaga. Sankara n’était plus. Le choc ! Le Faso était sous le choc ; l’Afrique en était retournée et le monde ne comprenait pas. L’homme qui avait fait ça, l’homme qui venait de faire ça, c’était le pote, l’ami, le frère. Le sang du frère avait été versé par le frère.
Le sang du frère avait été versé par le frère
Mais l’homme par qui l’abîme venait d’arriver, l’homme au visage indéchiffrable, patte-pelue terrée guettant son heure, continuait, le timbre et la voix obliques, les yeux dilatés, le vocabulaire broussailleux, de nier par tous les dieux. Il jurait : Ce n’était pas lui ! Ce n’était pas lui ! Il dormait ! Le tapage des mots amnésique, il affirmait qu’entre les nœuds de la veille et du jour, il ne se souvenait de rien. Il dormait. La mémoire, les trous mobiles, il était soudain sans aucun souvenir. Il dormait. Même le vent de nulle part que l’on croise partout, avait pourtant discerné le cri qui était monté de la terre jusqu’au ciel mais lui n’avait rien entendu. Il dormait. La parole dérobade, il bafouillait, bavardait comme pour gommer le sang versé. Mais qui peut vraiment effacer le sang versé sur le sable ? Le sang répandu colle, le sang innocent renversé, jeté à terre, tâche pour l’éternité.
Mais qui peut vraiment effacer le sang versé sur le sable ?
La langue recluse, l’homme de l’abysse ne dira jamais ni pourquoi ni comment, mais au détour d’une bavette, le temps d’un soupir, il lâchera les mots fatidiques, bouffée d’aveux : « C’était lui ou moi… » Et dans la douleur encore vivace, le crime sera emphatiquement signé sur l’acte de décès délivré à la famille : « Je soussigné camarade médecin commandant Diébré Alidou, directeur central du service de santé PAP, certifie que le camarade Sankara Thomas Isidore Noël né le 21 décembre 1949 à Yako est décédé le 15 octobre 1987 à 16 h 30 à Ouagadougou de mort naturelle. Je certifie en outre que la mort est réelle et constante. Tout certificat pour servir et valoir ce que de droit. »
Ce maudit jour de malheur, nous avons marché tous les chemins de l’agonie
C’était octobre. C’était octobre de l’année 1987. C’était le quinzième jour du dixième mois de l’année 1987. Ce jour-là, ce maudit jour de malheur, le cœur broyé, nous avons marché tous les chemins de l’agonie, errant aux vents du nord et du sud, errant aux vents du levant et du couchant, errant de la douleur gonflée au néant de Dagnoen. Dagnoen et des trous et des trous… Dagnoen et Sankara, mille plombs, mille blessures dans le corps. Dagnoen et Sankara sans cercueil ni funérailles. Ni levée du corps, ni cortège funèbre, ni respect dû aux morts, ni veillée, ni deuil national, ni dépouille rendue à la famille. Sankara, le nom comme la conscience large de toutes les fraternités, Sankara, la chute dans le fracas et Sankara décrété mort … de mort naturelle ! « Mes pauvres bêtes, écrira Labou Tansi des deux rives du Congo, vous vous êtes trompés d’assassinat. La mort vous en voudra de la prendre pour une conne. »
Comment un homme en vient-il à se transformer ainsi en bête sauvage
C’était octobre. Octobre de l’année 1987. Mais comment un homme en vient-il à se transformer ainsi en bête sauvage et à faire de la vie de son frère un festin ? La jalousie ? La rancœur ? La viande du pouvoir ? Qui veut la grandeur telle que le Sort ne la donne pas, celui-là doit être prêt à manger la chair de son propre frère ? Le poison de la cupidité calcinant l’esprit de l’homme ? Insondable mystère ? « C’est le ventre qui a empêché la noblesse d’arriver jusqu’à son terme », disaient les anciens.
Au-delà des masques, à ciel bas, au fil de la terre, le souffle des saisons annonçait depuis plusieurs hivernages la couleur de ce malheur et disait, disait que l’homme maintenant au déboulé du sang répandu, même le serment incandescent, discourant, discourant comme son ami, discourant comme son frère sur le bien commun, en vérité, en vérité, la langue multiple huilée dans la rapine, ne rêvait que de verroteries, ne rêvait que de chimères payées en payola, payées en gahoua, payées en mange-mille. La conscience au kilo, la conscience à vendre au gramme, il était déjà, bien avant la naissance de ce jour de malheur, dans le crime, âme en déroute, pantin sans âme, zombi marquant le pas, assigné à un destin déterminé ailleurs, déterminé à Yamoussoukro, déterminé à Paris, déterminé à Tripoli. La cajolerie qui excite les tornades, la pommade qui rend aveugle et fait marcher au pas et le chiffon qui finit par faire sortir le diable de l’enfer.
Sankara, lui, l’harmonie, la grâce et la beauté de l’âme mêlées, continuait d’espérer
Sankara, lui, l’harmonie, la grâce et la beauté de l’âme mêlées, continuait d’espérer. D’espérer encore l’amitié de l’ami, d’espérer encore et encore la fraternité du frère. La divine bonté, était-il persuadé, finirait par reprendre le dessus sur l’avidité et la déraison. Et l’amitié fraternelle renaîtrait dans le cœur de son ami de toujours. Le temps chasserait l’ombre.
C’était octobre. C’était avant le quinzième jour du dixième mois de l’année 1987.