La société secrète des Kôrêdugaw est un rite de sagesse qui occupe une place centrale dans l’identité culturelle des communautés bambara, malinké, sénoufos et samogo du Mali.
Pour un grand nombre de nos compatriotes, les Kôrêdugaw ne sont que des bouffons s’habillant bizarrement, tenant souvent des propos obscènes lors de manifestations provoquant ainsi amusements et rires. En effet, il est très fréquent de voir des hommes porter des camisoles, des colliers de fèves rouges et blancs autour du cou et des seins factices. Les femmes Kôrêdugaw s’habillent généralement en boubou et pantalon bouffant avec de vieux objets sur le corps. Le trait caractéristique des Kôrêdugaw est sans doute leur étonnante gloutonnerie.
Au-delà de ces apparences, la confrérie des Kôrêdugaw, qui remonterait au temps du royaume bambara de Ségou, en peine crise de succession et de guerres entre rois, a occupé une grande place dans la société d’initiation Bambara du kôrè, selon des sources concordantes.
Médiateurs
Le président actuel de l’association des Kôrêdugaw du cercle de Ségou, Tiètèmalo Dembélé, clarifie les fausses idées qui foisonnent autour de son groupe social. Contrairement à ce que beaucoup pensent, les Kôrêdugaw ne sont pas des hommes de caste même s’ils peuvent y adhérer. Il ajoute qu’à certain moment de l’évolution du royaume bambara de Ségou, les Kôrêdugaw ont joué les mêmes rôles que les griots. Notamment dans la prévention des conflits et des guerres entre les chefs protagonistes et la conciliation. Leurs dons innés de savoir détendre l’atmosphère deviennent facilement des atouts diplomatiques.
Ces atypiques ont aussi contribué à l’éducation et à la citoyenneté des populations. Leur pédagogie se fonde sur une formulation humoristique pertinente des problèmes vécus, pour éduquer et dénoncer, dans un théâtre en plein air, les tares de leurs communautés. ” Sur ce tableau, qui mieux que les Kôrêdugaw pouvait jouer ce rôle, même pas les griots. Car les rois sont les maîtres des griots, et les Kôrêdugaw, les fous des maîtres” soutient Tiètèmalo Dembélé.
Les conduites des Kôrêdugaw permettent à chacun d’encaisser des critiques et des moqueries
La retenue, la dignité et la décence sont des valeurs bien ancrées dans la société malienne mais que les bouffons rituels sont autorisés à transgresser dans les domaines les plus sensibles tels que la gloutonnerie, l’hygiène, la sexualité et l’enfantillage. Le Kôrêdugaw ne connaît pas la ” honte ” (malo), une notion que l’on peut traduire par correction, décence ou pudeur. Les conduites apparemment aberrantes des Kôrêdugaw ont une vertu cathartique : elles permettent à chacun d’encaisser des critiques et des moqueries qui, si elles émanaient d’une autre personne, seraient considérées comme des offenses graves. Cette forme d’humour est bien plus profonde qu’il n’y paraît à première vue. Ce n’est pas seulement une occupation frivole : c’est une forme de créativité vitale, qui ne met pas en jeu que du jeu, mais une vision du monde puisant à la source de la pureté de la nature humaine, qui semble parfois corrompue par la culture, d’où l’opposition des pratiques des Kôrêdugaw aux normes sociales.
Pouvoirs mystiques
La confrérie des Kôrêdugaw est basée sur une discipline de groupe et de partage. Leur maître mot est ” tous pour un et un pour tous “. L’association des Kôrêdugaw, ” korèduga ton “, est respectée et crainte, les adeptes sont crédités de réel pouvoirs traditionnels et mystiques.
La confrérie des Kôrêdugaw, à l’instar de celle des chasseurs, est un monde de mystères riche de symboles dont seuls les adeptes détiennent les clés et les significations. Les haillons qu’ils portent les ramènent constamment à la modestie. Jamais l’abondance matérielle ne leur monte à la tête. Les Kôrêdugaw estiment que la vie est une succession de bonheur et de malheur. Les graines de fèves ont un pouvoir de guérison et de protection des Kôrêdugaw contre les sortilèges. Le cheval de bois, (niokala so) monté sur un bâton que l’on enfourche à la manière d’une monture, est l’emblème des Kôrêdugaw .
Personnages haut en couleur, ils se distinguent par des chevaux de bois qu’ils enfourchent, des fusils de bois avec lesquels ils mitraillent dans le vide imitant ainsi les chasseurs ou les guerriers à cheval (sofa), des accoutrements constitués généralement d’une tunique en haillons, d’un pantalon avec la jambe gauche raccourcie, un collier de fèves rouges et blanches (ngo, Canavalia ensiformis) en guise de parure ou de chapelet. La tunique est recouverte d’un filet auquel sont accrochés des coquilles d’escargots, des amulettes, des fragments de calebasses, des bâtonnets, des plumes et des becs d’oiseaux, auxquels s’ajoutent de nos jours des déchets de la société de consommation : sachets vides de thé ou d’eau, boîtes d’allumettes, vieux briquets, canettes, cadre de lunettes, bouteilles de gaz usagées, façade de téléphone ou vieux téléphones portables… Cet arsenal d’équipements extravagants les fait ressembler en contexte de manifestation à une étrange cavalerie.
Le “cheval de bois”, (niokala so), est ce que les Kôrêdugaw ont de plus cher. Il est raconté que quiconque monterait sur ce cheval est préservé de hernie. De même, la crème que les Kôrêdugaw utilisent lors des manifestations serait un véritable aphrodisiaque et aurait le pouvoir réel de traiter la stérilité des femmes. Cependant, il est clair pour tous les adeptes que quiconque s’aviserait à ses pouvoirs pour nuire à autrui s’expose, automatiquement, à des châtiments ” nyama ” en bamanan. En effet, le Kôrêdugaw est le ” cousin à plaisanterie ” de tous et à ce titre, il a le devoir de préserver la cohésion sociale et de protéger la société des catastrophes naturelles.
A Ségou, on a l’habitude de faire recours aux Kôrêdugaw pour implorer le ciel d’accorder au village une bonne pluviométrie. On le sait bien, les peuples comme les individus ont besoin de mythes fondateurs. Ces mythes qui façonnent et rythment la vie ont un sens car ils constituent un facteur de cohésion sociale. La confrérie des Kôrêdugaw répond à ce besoin.
Photo : ©Harandane Dicko, Série :Les korèdugaw : symboles d’une philosophie de la vie au Mali, Titre : Parure du Korèduga, Ségou 2013