Le 24 avril 1980 Alejo Carpentier meurt à Paris. Carpentier était l’un des principaux romanciers de langue espagnole. Parmi ses œuvres traduites en plusieurs langues figurent notamment La chasse à l’homme, Le Siècle des Lumières, Le Recours de la Méthode, etc. Carpentier est également l’auteur d’une Historia de la música en Cuba ainsi que plusieurs articles et essais sur la littérature et la musique latino-américaines. Le texte publié ici est composé de larges extraits de son intervention lors de la Carifesta 1979.
Les Caraïbes ont joué un rôle privilégié dans l’histoire du continent américain et du monde. Tout d’abord, c’est par elles que s’est révélée l’existence d’un autre paysage, d’une autre végétation, d’autres terres. C’est à travers le journal de voyage de Christophe Colomb, à travers les lettres et les chroniques que celui-ci a envoyées aux Rois Catholiques que l’Amérique est apparue sur la planisphère et dans les esprits. Pour la première fois, l’homme pouvait se représenter exactement la terre : il savait qu’elle était ronde, il était désormais en mesure de l’explorer en sachant où il allait. Pour la première fois dans l’histoire, il connaissait le monde dans lequel il vivait.
C’est un événement dont on ne saurait trop souligner l’importance. On peut même dire qu’il divise l’histoire de l’humanité en deux grandes époques, avant la découverte de l’Amérique et après.
Voilà donc l’Amérique découverte et soudain, par une série de coïncidences, cette terre, et tout particulièrement celle des Caraïbes, devient le théâtre de la première symbiose, de la première rencontre entre des races qui ne s’étaient encore jamais croisées en tant que telles : la race blanche d’Europe, la race indienne d’Amérique, inconnue jusqu’alors, et la race noire d’Afrique, connue en Europe, mais insoupçonnée de l’autre côté de l’Atlantique. Symbiose monumentale, riche de potentialités culturelles extraordinaires, porteuse d’une civilisation totalement originale.
Or, cette découverte à peine faite, ce Nouveau Monde, comme on l’appelait, à peine révélé, un élément négatif va intervenir, que viendra compenser un autre, positif celui-là.
L’élément négatif ? La notion de colonisation qui voit le jour avec la découverte de l’Amérique. Auparavant, les Espagnols, et surtout les Portugais, qui avaient le génie de la navigation, mais aussi les Anglais et les Français, avaient exploré ce qu’ils appelaient les “îles des épices”, mais jamais ils n’avaient eu l’idée de créer, ni aux Indes ni le long des côtes africaines, des colonies au sens propre du terme. Ils établissaient des comptoirs d’échanges commerciaux, faisaient du négoce, s’installaient parfois sur les lieux, à raison d’une dizaine ou d’une quinzaine de familles par comptoir, mais sans que s’implantât la notion de colonisation.
L’Espagne, elle, arrive en Amérique avec cette notion et le premier grand colonisateur à s’y établir après la découverte est le fils aîné de Christophe Colomb, Don Diego. Avec son épouse. Doña Maria Toledo, nièce du Duc d’Albe, il fonde une petite cour Renaissance à Santo Domingo où vit Gonzalo Fernandez de Oviedo, qui va devenir le premier chroniqueur des Indes occidentales ; bientôt, théâtres et universités s’ouvrent dans la ville.
Au fil du temps, ce sera lui, ce paria, ce rebut de l’espèce humaine, qui nous dotera de rien de moins que la notion d’indépendance
Cette idée de colonisation semble désormais bien implantée, mais l’histoire réserve toujours des surprises ; c’est, en l’occurrence, la venue des esclaves africains. Arraché au continent africain, le Noir qui arrive en Amérique enchaîné, entravé, tassé dans les cales de bateaux insalubres, vendu comme une marchandise, soumis aux conditions d’existence les plus dégradantes, les plus inhumaines sera précisément le ferment de l’idée d’indépendance. Au fil du temps, ce sera lui, ce paria, ce rebut de l’espèce humaine, qui nous dotera de rien de moins que la notion d’indépendance.
Si l’on avait une carte dotée de voyants rouges signalant toutes les révoltes d’esclaves noirs sur le continent américain, on verrait que, du 16e siècle à nos jours, il y en a toujours un qui clignote quelque part. Le premier grand soulèvement eut lieu au 16e siècle dans l’es mines de Buria, au Venezuela : chef de la révolte, le noir Miguel réussit à créer un royaume indépendant, avec une cour, et même une église dissidente dirigée par un évêque.
Très peu de temps après, il y eut au Mexique la révolte de la Canada de Los Negros, si dangereuse pour les colonisateurs que le Vice-Roi Martín Enrique de Almansa donna l’ordre de castrer sur le champ, sans autre forme de procès, tous les Noirs repris dans les montagnes. Il y eut ensuite Palenque de Palmares, où les esclaves noirs du Brésil créèrent un royaume indépendant qui résista à de nombreuses expéditions portugaises et réussit à maintenir son indépendance plus de soixante ans.
A Surinam, à la fin du 17e siècle, Sant Sam, Boston et Arabi prirent la tête d’un soulèvement que ne réussirent pas à mater quatre expéditions hollandaises. Citons aussi la rébellion des Sastres à Bahia, et celle dirigée par Aponte, à Cuba. Quant au Serment de Bois Caïman, son importance historique mérite qu’on s’y arrête.
C’est avec le Serment de Bois Caïman que naît véritablement la notion d’indépendance
En un lieu appelé Bois Caïman, les esclaves de la colonie française de Saint Domingue (aujourd’hui la République d’Haïti) se réunirent par une nuit d’orage et jurèrent de proclamer l’indépendance de leur pays que devait obtenir le grand Toussaint Louverture. C’est avec le Serment de Bois Caïman que naît véritablement la notion d’indépendance. Au concept de colonisation importé par les Espagnols à Saint-Domingue vient faire écho sur le même sol le concept de décolonisation, c’est-à-dire le début des guerres d’indépendance, des guerres anticoloniales, qui allaient avoir des prolongements jusqu’à nos jours.
Je m’explique. Lorsque l’on étudie l’Encyclopédie, la plus célèbre, celle qui a été rédigée notamment par Voltaire, Diderot, Rousseau et D’Alembert, vers le milieu du 18e siècle, et dont les idées ont eu une si grande influence sur les chefs de nos guerres d’indépendance, on s’aperçoit que le concept d’indépendance n’y a encore qu’une valeur purement philosophique : il y est question de l’indépendance de l’homme face à Dieu, face à la monarchie ; on y parle de libre arbitre, de liberté individuelle, mais pas d’indépendance politique. Or, ce que réclamaient les Noirs de Haïti précurseurs en cela de toutes nos guerres d’indépendance c’était bien l’indépendance politique, l’émancipation totale.
D’aucuns pourraient faire valoir qu’en 1791, date du Serment de Bois Caïman, il y avait longtemps que les Etats-Unis étaient indépendants. Certes, mais n’oublions pas que lorsque les treize colonies nord américaines s’émancipèrent et devinrent indépendantes de la couronne britannique, leur structure ne subit aucun changement, qu’il s’agisse de la propriété foncière, du commerce, etc. Personne n’imaginait, par exemple, qu’il pouvait y avoir une émancipation des esclaves. Il fallut attendre pour cela la guerre de Sécession. Autrement dit, aux Etats-Unis, l’indépendance n’a en rien modifié les structures internes
Il n’en alla pas de même en Amérique Latine. A partir des soulèvements de Haïti, très vite suivis par les guerres d’indépendance et la victoire finale d’Ayacucho en 1824, les structures de la société et de la vie quotidienne furent bouleversées par l’apparition, sur le devant de la scène historique, d’un personnage dont l’existence n’avait jusqu’alors pas compté sur le plan politique : le créole.
Qui était-il ce créole ? Ce terme, qui apparaît dans des documents américains à partir des années quinze cent soixante, désigne, grosso modo, un homme né dans le Nouveau Monde, qu’il soit métis d’Espagnol et d’Indien, métis d’Espagnol et de Noir, ou tout simplement Indien ou Noir né en Amérique, mais vivant en communauté avec les colonisateurs. Ces créoles se sentaient lésés. Dans sa “Lettre de la Jamaïque”, l’un des documents les plus précieux que nous possédions sur l’histoire de l’Amérique, Simon Bolivar, le libertador, parle de leur condition avant les guerres d’indépendance : “Nous n’étions jamais ni vice-rois, ni gouverneurs, sauf cas vraiment extraordinaires, ni diplomates ; nous étions rarement évêques ou archevêques ; nous n’étions militaires qu’à des postes subalternes et nobles que sans privilèges véritables. Enfin, nous n’étions ni magistrats, ni financiers et presque jamais commerçants”.
L’histoire de l’Amérique tout entière présente une caractéristique très importante : elle ne se développe qu’en fonction de la lutte des classes. À la différence des Européens, nous n’avons connu ni guerres de succession, ni guerres féodales, ni ‘guerres de religion au sens strict. Notre lutte constante, qui a duré plusieurs siècles, a d’abord été celle des conquérants contre les classes autochtones, qu’ils ont dominées et opprimées.
Ce fut ensuite celle des colonisateurs contre les conquérants : arrivés plus tard, les colonisateurs tentèrent de créer une oligarchie, d’exercer leur autorité ; ils réussirent d’ailleurs à détruire la classe des conquérants qui, presque tous, moururent misérables, assassinés ou exilés. Ce fut enfin la lutte du créole contre le colonisateur, devenu l’aristocrate, l’oligarque. Avec les guerres d’indépendance, ce sont les fils de l’Amérique qui se soulèvent contre l’Espagnol. Mais le créole vainqueur va créer une nouvelle oligarchie que devront combattre l’esclave, le dépossédé, et une classe naissante qui comprend presque toute l’intelligentsia (intellectuels, écrivains, ” professeurs, maîtres d’école, etc.), admirable classe moyenne qui va se développer durant tout le 19e siècle jusqu’à aujourd’hui.
L’histoire des Caraïbes est jalonnée de grands noms. Ces hommes, qui l’ont forgée, nous prouvent qu’il existe ce que l’on pourrait appeler un humanisme caribéen
C’est dans cette dernière lutte, qui s’est prolongée jusqu’au milieu de notre siècle, qui se poursuit encore, que s’est affirmé le sentiment national des pays américains. Victorieux sur l’ensemble du continent, le créole a commencé à se chercher une identité propre. Plus tard, avec l’essor des mouvements d’indépendance dans les Antilles, va surgir la conscience de l’identité jamaïquaine, martiniquaise, ou curaçaïenne, bref celle des différentes îles qui forment notre vaste monde caribéen et ont acquis leur caractère propre.
L’histoire des Caraïbes est jalonnée de grands noms. Ces hommes, qui l’ont forgée, nous prouvent qu’il existe ce que l’on pourrait appeler un humanisme caribéen. Loin de limiter leur action, leur pensée, leur exemple à leur milieu propre, ils ont regardé vers les peuples voisins. À l’interpénétration des idées est venue s’ajouter l’interaction des hommes. Mus par des aspirations communes, les peuples des Caraïbes ont toujours ardemment souhaité se comprendre.
Originaire de Curaçao, l’amiral Brion a appuyé Simon Bolivar dans sa lutte pour l’indépendance au Venezuela, en Colombie, en Equateur, au Pérou et en Bolivie. Pétion, alors président de Haïti, a demandé à ce même Bolivar de l’aider, moralement et matériellement, dans sa lutte pour l’abolition de l’esclavage au Venezuela. Maximo Gomez, qui obtint l’indépendance de Cuba, était dominicain. Les parents des frères Maceo, qui se sont battus pour l’indépendance de Cuba, avaient également participé à la guerre d’indépendance au Venezuela. Le bras droit de Maceo était vénézuélien, et c’est un Cubain, Francisco Javier Yanes, qui a signé l’Acte d’Indépendance du Venezuela. Le grand José Marti, apôtre de l’indépendance de Cuba, dont la trajectoire politique et historique a embrassé toute la Caraïbe, nous a laissé des pages émouvantes, pleines de vérité et d’amour sur le Venezuela, le Guatemala, le Mexique et les pays caribéens en général.
A travers cette interaction des hommes, cette communauté de pensée, les zones continentales du Mexique ainsi que du Venezuela et de la Colombie, qui ont été peuplées d’esclaves africains au cours du même processus de colonisation comme, aussi, au Pérou, à Guayaquil et au Brésil ont fini par faire partie de ce conglomérat caribéen dont nous commençons à distinguer et à comprendre l’ensemble en confrontant ce qui nous unit et nous distingue, ce qui nous rend à la fois semblables et singuliers, ce qui nous appartient en propre et ce qui appartient à tous.
Photo tomada de El Cuento de los Martes