Kinshasa, ville-capitale de la République démocratique du Congo, est une mégalopole impressionnante par sa taille, sa croissance, son énergie et ses déséquilibres. Regard de David Gakunzi sur cette ville en perpétuelle gestation portée par des musiques inoubliables.
L’instant d’un ciel, les pétales éclaboussant de grappes de lumières, Kinshasa, cité arc-en-ciel, embrassant l’azur d’un baisé salé.
Ici l’homme, le vaste dessin froissé au terme d’avenues et de rues sans issue, vit chargé de mélodies dorées comme l’or du Maniema. Crâneurs piétinant les heures qui tournent en rond, ici les hommes, au sablier de l’histoire qui mène les héros au cimetière, passent des jours de rien, avec des mélodies imprévisibles, l’espérance en assistance.
De chaque tambour, cœurs en sueur, le roulement saillant de puissance, monte la moiteur exaltant des vapeurs relevées de liberté, la voix lingala, tshiluba, kikongo, kiswahili, ouverte sur l’instant présent à survivre. D’éclairs couleurs pierres précieuses, ici la musique, fontaine d’étoiles, s’envole, s’élève, multiplie à ciel ouvert les spirales qui libèrent des lois de la gravité, chaque instrument distribuant au large des histoires lustrées de frime et d’insouciance, à l’heure damnée de la faim ou du chagrin.
C’est le chant premier, Wendo Kolosoy, d’un sol à l’autre, le tempo réveillant les morts d’une bouffée d’air sauvage, l’effervescence miraculeuse frappant le sol, guérissant la nuit de rumba sur des pistes poussiéreuses défiant le sort.
L’épaisseur universel, c’est, l’instant suspendu, Luambo Makiadi dit Franco, la guitare anti-inflammatoire, l’incandescence étourdissant parfumant de notes baignées de soleil les aventures de Mario et de tous les vendeurs d’eau, maniocs et chauffé-chauffé à portée de main, le génie premier principe de toute chose. Luambo, Grand Maître, déroulant au reflet de l’azur des perles flammes de cristal pour raconter la vie des hommes et saluer la liberté : « Nakoma libre, nakoma libre, je suis libre ».
L’exubérance en bain de jouvence démultipliée, cette ville ne s’explique pas
L’exubérance en bain de jouvence démultipliée, cette ville ne s’explique pas. Elle advient, apparaît, tourne, ondule, se cherche, courbe l’échine, louvoie, oscille, avance sans révérences. En claquettes harassées ou en weston futuriste le vernis prospectant le foncier, elle ne roule pas à genoux d’illusions précaires ; échappée des pierres, repoussée du dedans et comprimée du dehors, elle ne se rend pas sans objecter ni sur les trottoirs crevassés ni sur les chaussées dénudées. Avalant de travers les corridors éventrés, lamelles gorgées d’eau ruisselant sur le visage, lumières jaillissant de l’ombre, elle ne porte pas sur les voiries déjantées l’aigreur en fanion. De bitume hasardeux ou de latérite désenchantée, de béton armé ou de pailles en cale étriquée, elle est née avec le goût des hauteurs.
Du Pool Malebo au Mont Ngaliema, les terrasses de plaisirs chimériques débordant, jusqu’à l’esquisse du Levant, de Tembo et de Simba, d’écumes et de félicité pêchée, pondue, grillée, braisée, rôtie, cette ville sublime l’épreuve, la démesure paradoxale, l’air extraverti, l’agitation bruyante, l’essence néons sans flash un brin mystique. « Ce soir sur la rivière, petite lumière, reflet de la lune à l’horizon… » C’est la voix de Tabu Ley, l’élégance sans artifices, harmonies balsamiques soignant l’infortune oppressant les poitrines aux yeux fermés levés vers les cieux ferraillant contre la disparition, les pasteurs-prophètes promettant en béatitude le blindage contre les hommes léopards.
Kinshasa Makambo, de sueur et de labeur, kwatteurs débrouillards, beaux palabreurs, la fièvre épicée, les affaires compliquées, cambistes franc congolais contre dollars américains, kimalu-malu de bric et de broc, chambres à air rapiécées, le vacarme saccadé, cette ville, l’extravagance, le fracas exhibé chacun selon sa fantaisie, la parure décomplexée brûlante, les décibels lâchés, les gestes au volant, massassi calculés, kuku dindon, mutuashi aux quatre coins ou ndombolo, cette ville, l’excitation compacte, le paraître flashy en quête de perruques et de kotela, la silhouette gigantesque, les cœurs ouverts jusqu’aux ventres, la respiration démesurée fula-fula battante à l’affût de l’horizon, cette ville, tailleurs de cailloux le quotidien pile ou face, est une fresque haute en couleur sophistiquée que nul malheur ne saurait jeter au sol. Ici, les chiffons et les chagrins passent, la musique demeure.
Kinshasa Makambo, au creux de l’avant-cœur, l’âme charrie encore l’incertitude du corps absent troué d’espérances
Ici, c’est Kinshasa. Des envies, des mouvements, des ébranlements, des battements. Ici, la musique procède du feu qui réchauffe. Ici, le saut roulé affranchi des langueurs, c’est, à l’amour – à la vie, Abeti Masikini, le sentiment du mouvement en beauté, la grâce sublime de majesté, les yeux quart de bonheur fâché, la phosphorescence ronde magnétique, les courbes bonne humeur vanillée, la cadence lignes de force kizungu-zungu, la pétulance variations outre-ciel nouées au vent des migrations et des échanges : Kinshasa-N’shasa, Yeoville Kin Malebo, Château-rouge rendez-vous tropical des Bana Mayi, Matongé ébène d’Ixelles.
Aux sources lointaines, Kin-Kiesse, Kin-la-belle, Kin-Kiadi, Kin-la mélancolie, indépendance cha-cha-cha, c’est Kabaselé, mélopées inachevées, victorieuses et défaites, l’âme errante de Lumumba comète agitée par les fleurs intestines, diamants et cuivres proies convoitées, les plaies empestant l’envie de crever au fond de sous-sols peuplés d’ombres comme une plainte au souvenir sans âge. Au creux de l’avant-cœur, l’âme charrie encore l’incertitude du corps absent troué d’espérances : où, Africa mokili mobimba, le magicien, les ailes creusant l’infini, ramenant du vaste silence Patrice ?
Kin, Bana Kin, wewa, quelle route, quel chemin, quelle piste, quel tempo, quel balancement, quelle direction ?
Photo : © MONUSCO/Myriam Asmani – Boulevard du 30 juin, Kinshasa.