Les migrations ont toujours existé et continueront d’exister. L’enjeu : comment mieux gérer ces mobilités de manière à en faire une opportunité pour la croissance, le développement et le dialogue interculturel. La question : pourquoi des jeunes africains cherchent-ils à tout prix à gagner les côtes européennes, quitte à mourir de faim et de soif dans le désert ou noyés dans les eaux de la Méditerranée ? Texte de David Gakunzi.
Fuyant la mauvaise fortune, on part un jour, de son lieu d’aurore, la tête bourrée de songes, décidé à défier le destin. Le voyage sera peut-être, de bout en bout, tragique, le chemin, tant pis, de croix et de galère, qu’importe : en quête d’une nouvelle respiration, adieux misères !
Gares routières. La route poussiéreuse. S’élever de la terre, les rêves dessinant des marelles dans le ciel ? Souvenir très lointain d’un Vol de la Sabena Airlines en provenance de Conakry, allongé sur le tarmac de Bruxelles, un jour d’été de l’année 1999. Des pattes d’atterrissage déployées de l’oiseau en zinc, les corps gelés de deux adolescents, Yaguine et Fodé, certificats de naissance, cartes de scolarité et une lettre enveloppés de sacs plastiques: « Excellences, Messieurs les membres et responsables d’Europe, Nous avons l’honorable plaisir et la grande confiance pour vous écrire cette lettre pour vous parler de l’objectif de notre voyage et la souffrance de nous, les enfants et jeunes d’Afrique. Mais tout d’abord, nous vous présentons les salutations les plus délicieuses, adorables et respectées dans la vie.»
La tempête qui cogne. Le mal de mer. L’angoisse
Gares routières. Routes sans terminaison, sans trêve. Routes sans boussoles ni étoiles. Le Sahara. A chaque foulée, l’espace qui s’allonge comme un labyrinthe mouvant. De nulle part, le salut. Tenir. Ne pas être de ceux qui s’arrêtent épuisés et décident, brisés du cou au dos, d’attendre tel un morceau de roche boursouflée et friable, l’implacable verdict du destin. On ne naît pas pour crever ainsi, le corps desséché de faim et de soif, endurci de gelées nocturnes dans le vil gravier du désert.
Survivre. Proie monnayable et corvéable à merci, survivre à la voracité des trafiquants de muscles toniques et de peau fraîche, endurer et tendu vers la mer, à l’ordre d’embarquement, courir, embarquer et échouer de l’autre côté de la rive. Que le désert se déroule comme un enfer et la mer se présente dès lors comme un arc-en-ciel et, quoiqu’il advienne, qui n’a pas été défait par le désert, triomphera forcément de la mer.
Pateras, zodiaque, pneumatique, pêche aux coques, bateau-épave… Entassés. Empilés. Les flammes du soleil sans abri. La tempête qui cogne. Le mal de mer. L’angoisse. Les secousses qui découpent. La nausée. La perdition sur l’immensité agitée devenue précipice qui décide, qui prend, jette, laisse. Les cris. Les cris comme dans une caverne. Des bras, des jambes, des tripes, des muscles, des ongles, du crâne, jouet de l’infortune, s’accrocher. Eviter d’être vidé, chair nourricière donnée aux mastodontes de la mer. Et s’il plaît au Tout-Puissant, échappés du néant, la rive et tchao la galère !
Mais, le Tout Puissant coagulé d’absence, le cœur encore battant, vers l’Europe, plainte désemparée élevée, déclaration de dernière heure remontant de Yaguine et Fodé :« Excellences, Messieurs les membres et responsables d’Europe, Nous vous en supplions pour l’amour de votre beau continent, le sentiment de vous envers votre peuple, votre famille et surtout d’affinité et l’amour de vos enfants que vous aimez comme la vie… Messieurs les membres et responsables d’Europe, c’est à votre solidarité et votre gentillesse que nous vous appelons au secours… »
Egarés au fond de la mer. Finir sans traces
Les yeux, appel à la vie, tournés vers le continent bleu-bannière, lieu de refuge sans barrières, mais l’Europe, le regard enfoncé dans le brouillard, est occupée, plastiquement, à exposer en brise-vent ses routines comme un amas de pierres : Schengen, Dublin, Eurodac, Frontex, Triton, Eurosur, les empreintes digitales, les barrières biométriques…
Perdus. Partis et jamais arrivés. Partis et jamais revenus. Egarés au fond de la mer. Finir sans traces. Ou alors, terminer sa course sur le sable fin comme un coquillage rejeté par la mer, tel Aylan Kurdi, enfance du monde échouée sur les rives du vieux continent. Le responsable du naufrage ? Personne. La mer ne dira rien ; la mer sait tenir sa langue.
Au large, à l’horizon, un bateau, un navire. Une autre tromperie ? Un autre mirage ? Les pêcheurs ? La marine ? Les gardes-côtes ? La Croix-Rouge ? Corps brûlés, fatigués, salés, sauvés, débarqués. Malte, Lampedusa, Fuerteventura, Eubée, Lesbos… L’humanité de la soupe chaude et de l’abri. En attendant les papiers. L’agonie des papiers. La paperasse comme ultime utopie. Interrogations ; répondre aux questions : « Pourriez-vous commencer par m’expliquer les raisons pour lesquelles, vous avez quitté votre pays ? » Les injonctions : « J’attends de vous des déclarations spontanées et merci de fournir un certificat d’exactions subies».
Raconter. Etaler la géographie de son intimité. Mais est-il vraiment possible de tout dérouler ? Et à quoi bon égrener, miette par miette, ce que personne, ici, n’a jamais touché du bout de sa propre chair ailleurs que sur les pages d’un quotidien ouvert par hasard ? Fodé et Yaguine avaient la candeur de la jeunesse : « Excellences, Messieurs les membres et responsables d’Europe, Au niveau des problèmes, nous avons : la guerre, la maladie, la nourriture, etc. Donc, si vous voyez que nous nous sacrifions et exposons notre vie, c’est parce qu’on souffre trop en Afrique et qu’on a besoin de vous pour lutter contre la pauvreté et mettre fin à la guerre en Afrique.»
Nul ne fait le choix de l’exil sans raison tragique
Une année. Une année qui s’en va, une autre qui se pousse. Calais. Sangatte. Porte de la Chapelle. Stalingrad. Bruxelles-Gare du Nord. Londres. Berlin. Rome… L’errance. L’errance de corps étrangers revenus de routes sans issue et de mille marées comme on revient de la pire des guerres, découvrant sur les bords des jours et nuits rêvées plus douces, plus parfumés d’humanité, un monde aux sombres rumeurs, la peur couche de plus en plus épaisse, aux remparts.
Renoncer ? Retour, tête baissée, au lieu du départ, là où l’on se lève tôt pour partir jeune ; là où la respiration de chacun est tributaire des caprices de la pluie et des puissants du jour ? Tragédie plus terrifiante que le naufrage. Tombe le froid, tombe la grêle, le soleil déserté ne confondant plus la lumière avec le bonheur, faire comme les autres : les tripes renversées, l’élégance et la dignité gardées, raser les murs, les lèvres souriantes fermées de peines désespérées.
Car comment dire, la vie rallonge de toutes les souffrances additionnées, qu’un mauvais levant, risquant mille fois sa peau, on est parti du lieu de son premier souffle car la sagesse commandait de partir ? Que nul ne fait le choix de l’exil sans raison tragique. Oui, nul ne prend, par un fier matin irradiant de bleu à l’infini, le risque d’avaler le vide du Sahara, de cavaler les eaux de la Méditerranée, au détour d’un caprice de cœur subjugué par une soudaine hallucination. On s’arrache de la cité de son avènement comme on s’arrache des limbes, la vie cherchant désespérément à vivre l’autre possible versant de l’existence.
« Excellences, Messieurs les membres et responsables d’Europe », le désespoir n’est pas un crime.
David Gakunzi est l’auteur de « Ce rêve qui dure encore », ouvrage paru en 2023 chez Temps universel.