Texte de David Gakunzi en réaction aux débats actuels sur l’immigration.
Je parle avec l’accent d’une terre lointaine. Je parle la langue encombrée par le sable du désert. Je suis celui qui est en route depuis longtemps ; celui qui marche hors des sentiers communément empruntés. Je viens de l’autre côté de la rive et je suis arrivé le regard plein de rêves de vie meilleure. Puis le temps passant, j’ai vu l’autre visage de mon pays d’accueil, le visage du monde quand il devient froid et déroutant. Confus. Ébranlé. Chaotique. J’ai vu la montée de l’obscurité. Je parle pour énoncer l’inaudible.
Vous est-il arrivé d’être celui dont on parle en son absence ?
Vous est-il arrivé d’être identifié comme un problème à résoudre ? D’être traité comme une question à régler ? La question à la source de tout ce qui ne va pas. Vous est-il arrivé d’être regardé, analysé, étudié, cerné comme un simple flux migratoire ? Un flux de migrants, d’exilés et de travailleurs sans papiers. Un flux à trier et à sélectionner. Un stock à gérer. Ou alors d’être considéré comme un intrus, sujet de tous les soupçons ? Un intrus sommé de rester à sa place. C’est-à-dire au seuil de la porte. Au seuil du corps politique.
Vous est-il arrivé d’être celui dont on parle en son absence ? Sans connaître ni son parcours ni son monde intérieur. Celui qui est mis sous silence et exclu de l’ordre linguistique prédominant. Celui qui n’a pas son mot à dire. Qui n’est pas appelé à être un orateur, mais un corps examiné. Qui sait par expérience ce que ne pas parler veut dire.
Vous est-il arrivé d’être l’objet de discours péjoratifs, récurrents, accablants ? De discours toxiques, régressifs, fondés sur des croyances ? Des préjugés. Des opinions arrêtées. Des craintes entretenues. Des peurs. La peur de celui qu’on ne connaît pas. La peur de celui qui frappe à la porte. La peur qu’il n’y en ait pas assez pour tout le monde. La peur de la pauvreté qui serait le signe d’un dysfonctionnement personnel.
Vous est-il arrivé de vous sentir si vulnérable dans un pays parcouru par des émotions troublantes ?
Vous est-il arrivé d’être l’objet de lois conçues spécialement pour vous ? De lois réduisant votre destin à une histoire de papiers. D’images. De procédures. De textes de loi.
Vous est-il arrivé de vous sentir si vulnérable dans un pays parcouru par des émotions troublantes ? D’être celui qui est appelé à accomplir quotidiennement des tâches économiques subalternes et qui se retrouve, pourtant, bien malgré lui, au centre de toutes les conversations politiques ?
Vous est-il arrivé de vous sentir fatigué, lassé, éreinté, blasé et de vous dire, en haussant les épaules, qu’après tout ainsi sont les humains : toujours à projeter sur les autres ce qu’ils abhorrent au fond d’eux-mêmes. Toujours à reproduire des comportements destructeurs, génération après génération. Toujours captifs d’angoisses inconscientes et incurables. Toujours rattrapés par un état d’esprit tribal.
Je suis une longue histoire
Vous est-il arrivé, néanmoins, de refuser de céder à la fatalité ? De vous retrousser les manches ? D’interroger l’économie politique et les structures sociales ? D’espérer le surgissement soudain d’une parole de sagesse : une société recroquevillée sur elle-même se déréalise, s’ankylose et, aucun être humain ne saurait vivre une vie satisfaisante, replié sur lui-même.
Espérer : ça ira mieux demain. On réfléchira mieux. Il y aura une conversation ouverte sur la mobilité et la pluralité humaines et je serais moi aussi un sujet parlant. Un verbe. J’aurais le droit d’être écouté et entendu : non, je ne suis pas une crise migratoire. Un problème. Un spectre. Je suis une longue histoire. Une histoire qui ne date pas d’aujourd’hui. Je suis un être humain.
David Gakunzi est l’auteur de “Ce rêve qui dure encore“, ouvrage paru en décembre 2023 chez Temps universel.