Le chanteur Kizito Mihigo est retrouvé mort le 17 février alors qu’il se trouvait en détention provisoire au poste de police de Remera, à Kigali. Le rapport d’autopsie diligenté par le Rwanda Investigation bureau conclura, une semaine plus tard, à une mort par asphyxie suite à un suicide par pendaison. Retour sur le décès d’un artiste controversé, rescapé du génocide contre les Tutsis. Texte de David Gakunzi.
Que ceux qui avaient pour ambition existentielle d’effacer de la surface de la terre les Tutsis du Rwanda n’aient pas été empêchés de mener à terme leur projet politique par la force des armes et Kizito Mihigo serait mort l’année de la catastrophe. Comme son père. Comme d’autres membres de sa famille.
Mihigo était un rescapé de l’enfer. Un sauvé de l’extermination. Un revenant de là où on ne revient pas. Mais est-il vraiment possible de revenir totalement indemne de l’abîme d’un génocide ?
Kizito Mihigo était un sauvé de l’extermination
La vérité est que celui qui a été confronté au danger de l’anéantissement, revient, le jour de son retour à la vie, la peau et/ou l’âme marquées à perpétuité par l’horreur vécue. Blessures flagrantes, plaies invisibles, mémoire occupée par des histoires terrifiantes. Et cette sempiternelle interrogation sans réponse : Pourquoi ? Pourquoi ça ? Ce questionnement récurrent : Pourquoi sont-ils morts et pourquoi ai-je survécu, moi ?
La raison mobilisée apportera à sa conscience des réponses logiques, rationnelles, cohérentes, intelligibles, convaincantes : le génocide n’est pas un mal radical sorti du jour au lendemain des bas-fonds de l’enfer ; le génocide est le fruit d’un long processus de maturation ; il fut préparé par l’insémination d’une idéologie racialiste inoculée méthodiquement dans les têtes et les entrailles des tueurs ; il est le produit d’une mécanique d’extermination organisée et mise en place par des hommes politiques minables prêts à tout pour demeurer maîtres du pouvoir.
Mais tout de même : et ce raffinement dans la cruauté ? Ce sadisme abject ? Cette jubilation lisible dans l’éclat des yeux des génocidaires accablant leurs victimes jusque dans leurs cadavres malmenés ?
Mihigo s’auto-condamnant d’avoir survécu, renvoyant tous les morts à la même balance
Énigme insoluble, mystère inintelligible que Mihigo, s’auto-condamnant d’avoir survécu, recherchant obsessionnellement un sens à la mort, résoudra étrangement par une formule insensée, obscure, renvoyant dans l’une de ses compositions musicales controversées, tous les morts à la même balance et regrettant la mort des génocidaires, autrement dit souhaitant, dans un mouvement d’identification à ses bourreaux, sa propre disparition. Position métaphysique de décrochage du réel néanmoins intenable aux yeux de sa propre conscience, seulement soutenable au rendez-vous avec lui-même, que si revêtue des oripeaux de la grande idée de réconciliation nationale. Masochisme radical ? Tout le monde coupable, donc personne responsable de ce qui a eu lieu ?
Dès cet instant Mihigo sera érigé en vénérable héros par les génocidaires et leurs soutiens, tous ces négationnistes de tout acabit qui pullulent dans les capitales européennes et américaines.
Pour les premiers, les génocidaires rwandais, le chanteur, collant les morts les uns aux autres, était le rescapé inattendu relativisant l’inhumanité de leurs actes. Et pour les seconds, tous ces négationnistes, detestateurs acharnés du Rwanda, Mihigo, c’était l’agréable survivant modèle qui venait étayer leur morale tordue : n’est digne d’être désigné rescapé d’un génocide que celui-là qui est sans-défense, sans protection, voué à l’errance perpétuelle. Que le survivant sorte vainqueur de son duel à mort avec ses bourreaux et il perd de ce fait ses attributs de victime, car coupable d’un crime impardonnable : s’être démené, défendu et parvenu à mettre hors d’état de nuire tous ceux décidés à le renvoyer, une fois pour toutes, dans le ténébreux royaume de l’inexistence. Ce rescapé-là sera désormais épinglé, contesté dans son statut de victime car coupable de s’être sauvé de l’anéantissement.
Son répertoire transpirait un état de douleur morale différé, traversé de trous et de confusions
Libéré de la mort par les forces du FPR, Mihigo aurait pu revenir définitivement à la vie par la force de son art, reprendre une vie faite d’enthousiasmes, de combats positifs et de créativité, une vie voulue, désirée, se reconstruire grâce à sa passion musicale. Mais célébrer la vie par le chant ? Mais la musique comme force morale pour se reconstruire et cicatriser ses blessures ? Mais se jeter dans la bagarre pour l’existence, la pulsion de vie plus forte que la pulsion de mort ? Enraciner l’espérance dans son quotidien ? Faire autre chose de son présent ?
Les années et les saisons passant, la musique sera pour Mihigo, l’histoire emmêlée, non plus, hélas, un lieu d’écriture d’une autre réinvention de lui-même mais un lieu d’errance hors de la réalité du monde. C’est que Mihigo, Lazare ayant côtoyé le néant, était profondément fissuré de l’intérieur. Son répertoire transpirait une certaine mélancolie. Un état de douleur morale différé, traversé de trous et de confusions. Un état de souffrance mortifère projetant l’ombre de l‘absence. C’est que Kizito Mihigo n’était pas totalement revenu de la béance de l’année de la catastrophe.
Photo : capture d’écran – Amahoro de Kizito Mihigo