1994 – 2024 : Trente ans après le génocide perpétré contre les Tutsis du Rwanda. Texte de David Gakunzi.
Où sont-ils ? Ceux qui sont sans pierre à fleurir. Ceux dont nous portons le murmure comme un membre fantôme. Où va le souffle des vies piétinées, saccagées, volées ? Où va l’âme des visages bien-aimés arrachés sauvagement à nos existences ?
Le temps passe.
Nous sommes ceux qui sont revenus de là où on ne revient pas. Nous sommes ceux qui ont survécu à l’abattage. Mais comment dire cette douleur ? Et cette question récurrente : comment tout cela a-t-il été possible ? Comment cette chose est-elle advenue ?
Se souvenir.
Les mots. Le langage de l’extermination. Les discriminations quotidiennes. Les vexations. Les agressions verbales. Les arrestations arbitraires. Les pogroms répétitifs. Ce que les yeux ont vu en 1959 ; ce que les corps ont encaissé en 1963 ; ce dont on se souvient de l’année 1965 ; les cris et les gémissements de 1973 ; les rafles et les disparitions de 1990 ; les meurtres de masse de 1993.
Mais même tenaillés par la peur, instruits par l’histoire, on espère le meilleur, on se dit que tout cela n’arrivera pas. Puisqu’on vit bien avec les voisins ; puisqu’on partage tout ; puisqu’on partage la bière, les rires et les peines du quotidien.
Et pourtant.
Les mauvaises histoires qui circulent. Les histoires instituant la haine en norme nationale. Les rumeurs, les croyances, les discours : « Les Tutsis viennent d’Ethiopie », « Les Tutsis sont une race à part », « Le Tutsi se reconnait à son nez long et fin », « Les Tutsis et leurs femmes au charme maléfique », « Les Tutsis sont des nuisibles », « Les Tutsis sont des cafards », « Les Tutsis contrôlent tout », « Les Tutsis sont radicalement mauvais », « Le monde se porterait mieux sans les Tutsis ».
Chaque minute, chaque jour pendant cent jours, le malheur
Le langage mortifère, toxique, meurtrier. L’idéologie du génocide diffusée par les organes de l’Etat. L’embrigadement des têtes. La manipulation des émotions négatives. La manipulation des bas instincts et des sentiments de jalousie. Le dressage. Le conditionnement des muscles. La barbarie érigée en comportement viril, édifiant, honorable, admirable. L’éloge de la force brute déployée sans pitié. La remise en cause des principes éthiques basiques. La libération des pulsions meurtrières. L’effondrement moral. Les appels à procéder à la destruction totale des Tutsis. Les appels à la radio. Les instructions. Les dispositifs de l’anéantissement. Les milices. L’armée. La garde présidentielle. La gendarmerie. La bureaucratie de la mort. Les préfets. Les chefs de quartier. Les gens ordinaires. Les prêtres. Les contrôles d’identité et de facies. Les abattoirs. Les grenades. Les gourdins. Les machettes. Les coups de machettes. Les corps coupés comme on coupe du bois. Des familles entières décimées. Des corps jetés au fond des fosses communes. Jetés dans les eaux de la Nyabarongo. Jetés en vrac sur les routes. Laissés aux chiens et aux vautours. L’odeur de la mort. L’odeur de la barbarie. La cruauté des bourreaux. L’enfer vécu par les femmes. Chaque minute, chaque jour pendant cent jours, le malheur.
Et les conversations des tueurs : « Soyons rapides, les Tutsis peuvent ressusciter et s’abattre sur nous » ; « Murambi n’existe plus. Le problème tutsi a été résolu. »
Ils travaillaient ; les tueurs disaient qu’ils travaillaient.
Mais comment tout cela a-t-il été possible ? Pourquoi sur ces mille collines si verdoyantes ? Pour quel crime commis ? Pour quel péché ?
Les mains jointes, les victimes priaient tous les matins et tous les soirs. Ils croyaient en un Dieu du ciel tout puissant et miséricordieux. Et ils sont morts leur regard embué par cette triste interrogation : « Pourquoi Seigneur ? Pourquoi ce malheur ? Pourquoi, toi qui déteste toute méchanceté, toi qui es tout puissant et juste, es-tu resté sourd à nos cris de détresse, à nos appels au secours ? »
Mais qui a donc fait de notre destin une si longue blessure ?
Nous nous souvenons.
Nous nous souvenons de ceux qui ont été égorgés sur le sol sacro-saint des Eglises, massacrés au fond des marais, machetés dans leurs maisons. La scène du crime était partout.
Nous nous souvenons des parents qui ont vu leurs enfants tués devant leurs yeux. Nous nous souvenons des enfants qui ont vu, de leurs yeux innocents et pétrifiés, leurs mères martyrisées. Nous nous souvenons des enfants désespérés demandant à leurs parents avec candeur pourquoi ceux-ci avaient choisi d’être Tutsis.
Nous nous souvenons. Car comment pourrions-nous oublier et parler du présent sans parler de ces choses-là ?
Mais qui a donc fait de notre destin une si longue blessure ?
Le silence. Le silence de l’absence, de la perte, du manque. Le silence qui fait terriblement mal, le silence qui tord les boyaux. Le silence de la pudeur, aussi. Le silence des yeux qui ont vu la nuit et qui cherchent les mots pour dire l’indicible. Mais par quel bout commencer ? Comment raconter ce qui se situe au-delà du langage ?
Nous nous souvenons.
Nous nous souvenons des visages disparus à jamais.
Fragments de souvenirs et vieilles photographies pour remplir ce vide si accablant, si envahissant. Je suis comme cet instant qui refuse de s’en aller définitivement. Je suis comme ce cauchemar hanté par des hommes armés de machettes. Je suis comme cette blessure peuplée de fantômes. Je suis cette silhouette ébranlée, ténue en otage par le passé qui ne passe pas. Je suis ce regard lointain malmené par des maux de ventre. Je suis ce cœur tourmenté et sans sommeil. Je suis ce cri d’imprécation et de revendication exigeant réparation. Je suis cette lamentation traversée par cette question lancinante, obsédante : pourquoi ?
Lorsque les hommes ne veulent pas entendre, ils n’entendent pas
La douleur. Comment dire la douleur des survivants ?
Les survivants, ceux qu’on appelle les survivants, sont ceux dont les cœurs noyés de larmes savent que lorsque la haine devient masse et peuple, les hommes sont capables de tout. C’est-à-dire du pire. De l’impensable. De l’inimaginable. Les survivants, ceux qu’on appelle les miraculeux, sont des cœurs courageux condamnés à vivre avec comme voisins ceux qui ont fait ça. Les survivants, ceux qu’on appelle les rescapés, sont des êtres parfois envahis par la honte d’avoir survécu. Ceux qui vivent dans les ruines, dépouillés de leur condition de parents, de fils, de filles, de frères, de sœurs. Ceux qui sont obligés de faire avec la blessure qui accable. Ceux qui vivent ravagés par un profond sentiment de solitude. Les survivants, ceux qu’on appelle les réchappés, sont des artisans ingénieux de l’existence bataillant pour remettre leurs vies en place, tentés parfois par l’amertume et hantés par des questions sans réponse : « Pourquoi ça ? Pourquoi tant de cruauté ? Pourquoi tant de brutalité et d’acharnement ? Comment saisir ce qui est advenu ? Est-il possible de penser un génocide ? Que peut la pensée face à un mal aussi radical ? Et où était l’humanité lorsque nous étions menacés d’éradication ? Serait-il désormais raisonnable de notre part d’avoir foi en d’autres humains que nous, au regard de ce que nous avons traversé dans la solitude la plus absolue ? »
Oui, les Tutsis étaient destinés à mourir jusqu’au dernier, les Tutsis mourraient au vu et au su de tous et le monde spectateur de la commission du crime en flux continu dessinait des suffixes et des syntaxes à n’en plus finir : « Est-ce vraiment un génocide ? Est-ce vraiment un génocide ? »
Les yeux nous ont été donnés pour voir, les oreilles données pour entendre, mais lorsque les hommes ne veulent pas voir, ils ne voient pas ; lorsque les hommes ne veulent pas entendre, ils n’entendent pas. Et que dire de ceux qui ont fait le choix de prêter main-forte aux porteurs de machettes, avant, pendant et après le génocide ? Quelle était leur vision du monde et de l’Afrique ?
Nous allumons une bougie et nous répondons : Turiho. Nous sommes là
Kwibuka. Se souvenir.
Pour témoigner.
Pour les êtres chers que nous portons dans nos cœurs.
Si je pouvais… Si je pouvais par la puissance de la parole graver à jamais au creux de la mémoire sans frontières leurs derniers souhaits. Leurs regards, leurs sourires, leurs rires, leurs désirs. Ce qui faisait leur lumière. Leur grâce. Leur présence. Si je pouvais… Et que soient chantés et magnifiés leurs noms.
La mémoire pour ne pas oublier. La mémoire des collines et des vallées. La mémoire de la terre, des rivières et du ciel. La mémoire des choses telles qu’elles se sont produites. La mémoire des invisibles. La mémoire vive de Nyamata, de Murambi et de Gisozi. La mémoire de la vaillance de Bisesero. La mémoire Inkontanyi phares de lumière au fond de la nuit risquant leurs vies pour sauver celles des autres. La mémoire des Justes parmi les Nations offrant un refuge salvateur aux pourchassés. La mémoire qui veille obstinément. La mémoire, car l’oubli faisait partie du projet d’anéantissement.
Se souvenir. Quand le vent souffle et demande : « Muraho ? Etes-vous là ? Etes-vous vivants ? » Nous allumons une bougie et nous répondons : Turiho. Nous sommes là. Nous sommes vivants.
Et pourtant, beaucoup de choses ont été dites. On avait dit : ce pays ne se relèvera jamais de cette catastrophe ; ce pays ne reverra plus le soleil avant longtemps ; ce pays est condamné à patauger dans les eaux boueuses du désastre ; ce pays est sans avenir ; ces gens, ces pauvres gens, sont condamnés au malheur sans rémission. Beaucoup de choses ont été dites. Et d’autres encore.
Le Rwanda, lieu de la nuit, est devenu le lieu du jour
Turiho. Nous respirons.
Les défis à relever étaient titanesques. La sécurité à restaurer. La justice à rendre. La loi à rétablir là où elle avait été anéantie. Les déplacés et les réfugiés à accueillir et réinstaller. Le respect dû aux morts à honorer. Les blessures visibles et invisibles à soigner. Les cœurs à apaiser. Les affligés à consoler. Les bouches à nourrir. L’administration à refonder. Le passé à traiter. Les discours racialistes, hérités du XIXe siècle colonial, à déconstruire. La notion de Ikizira à rappeler : la ligne à retracer entre ce qui se fait et ce qui ne se fait pas. La misère à combattre. Les infrastructures à construire. Tout un pays mutilé dans son corps à ressusciter.
Et le miracle a eu lieu. Le miracle non pas œuvre d’un Dieu du ciel revenu sur cette terre abandonnée l’année de la catastrophe pour ressusciter la vie, mais le miracle œuvre de ceux-là même qu’on voulu finis, terminés, effacés, rayés à jamais de la surface de la Terre. Oui, contre toutes les prévisions pessimistes, le Rwanda, lieu de la nuit, est devenu le lieu du jour. Le lieu d’apprentissage du retour à la vie. Le pays que les gens du monde entier viennent visiter avant de repartir avec des souvenirs inoubliables et bienheureux. Le pays au visage tissé d’espérance qui vit à la pointe de la créativité.
La créativité, car le génocide modifie radicalement le cours de l’histoire et demande des réponses inédites. La créativité ou la capacité d’inventer des réponses originales aux défis apparemment insolubles. La créativité ou l’art de la transformation du réel avec dignité, avec méthode, avec patience, avec audace, avec sagesse. La créativité ou le choix de devenir responsable de son propre destin, de faire le pari de l’unité, de bâtir un Etat gardien de la sécurité collective et protecteur des droits de chaque personne. La créativité ou l’art de penser, de dire et de faire les choses autrement.
Nous voilà vivants et renaissants à chaque instant, malgré nos généalogies trouées
Turiho. Nous avons été mutilés et tués plusieurs fois, tués de plusieurs manières, tués par les mots, tués par le fer et le feu, tués par la haine, tués par l’indifférence, mais nous voilà vivants et renaissants à chaque instant, malgré nos généalogies trouées. Malgré la mélancolie et l’absence. Oui, le chagrin vient et déborde parfois de nos cœurs, mais nous voilà vivants, marchant la tête haute, le regard fixé sur l’horizon, fécondant chaque instant de rêves et de désirs de plus d’humanité.
Nous savons. Nous savons par expérience ce que l’homme est capable de faire à l’homme ; nous savons aussi que rien n’est jamais définitivement clôturé d’avance, que la vie contient toute une gamme de possibilités infinies, que le meilleur est toujours possible, envisageable. Nous savons et, tant que nous serons là, nous nous souviendrons pour que les générations présentes et celles qui viendront dans la suite des âges ne perdent pas la mémoire.
Nous nous souvenons et nous nous souviendrons.
Par les chants. Par les prières. Par la récitation des noms de ceux dont l’anéantissement était le dessin ultime de leurs bourreaux.
Turiho. Nous sommes vivants, vainqueurs de l’effacement et du découragement.
Au-delà de la nuit, il y a la lumière du jour.
David Gakunzi est l’auteur de “Ce rêve qui dure encore“, ouvrage paru en décembre 2023 chez Temps universel.